Les économies entrent dans la vague épidémique de l’hiver 2021-2022 avec un profil qui met en évidence l’utilisation massive des médications prescrites pour soutenir l’activité : la monnaie et les déficits publics. On peut s’attacher d’une façon générale à l’endettement public et privé qui a profité des taux d’intérêt bas, voit négatifs, en tout cas de taux réels (compte tenu de l’inflation) fortement négatifs. Selon, le Fonds Monétaire International, la dette mondiale privée et publique s’établissait à 226 milliards de dollars fin 2020. Cela représentait 2,56 fois le produit intérieur brut de la planète à comparer avec 2,28 fois un an auparavant. Ça ne s’est pas amélioré l’année dernière. Le levier qui dépasse les périodes d’après-guerre n’est pas mis à disposition comme alors pour reconstruire, mais a été mobilisé pour simplement maintenir le tissu économique. Les Etats – et principalement ceux des pays développés – ont porté la dette publique mondiale à près d’une fois le PIB. Pour les seules pays développés, l’endettement public est passé selon les spécialistes du FMI de 70 % du PIB en 2007 à 124 % il y a un an. La conjoncture de taux d’intérêt et les carnets ouverts sans limites par les banques centrales ont aussi permis aux ménages et aux entreprises non financières d’augmenter encore leurs effets de levier. Le cumul privé mondial se monte à 1,78 fois le PIB, contre 1,24 fois en 2007. On est dans une ère vraiment nouvelle : en 1970, le ratio se situait à 75 %. Comment cela peut-il se finir ? Le recours à l’inflation pour rembourser en monnaie de singe qui est dans l’esprit des plus de 60 ans qui se souviennent des périodes d’hyperinflation pourrait-t-il être la solution ?
Pour apprécier les conséquences de ce recours finalement sans vrai précédent au levier de la dette, il faut prendre en compte la différence de nature entre dettes publiques (en tout cas des grands Etats) et dettes privées. La dette privée des ménages est destinée à être amortie et celle des entreprises à pouvoir l’être ne serait-ce que pour la refinancer. La durée de vie est un des termes de l’équation. Les Etats sont éternels ou font comme s’ils l’étaient. Leur capacité d’endettement et donc de refinancement des dettes est liée à leur puissance plus qu’à la crédibilité d’un plan de remboursement. En premier lieu, la puissance militaire, en second lieu la puissance de leur économie et, ainsi, de leur monnaie. Battre monnaie sans limite est un signe de puissance. L’exemple classique est la France de Philippe le Bel, l’État le plus puissant de la chrétienté au début du XIVème siècle, et les dévaluations et réévaluations menées par son conseiller Guillaume de Nogaret après la mise sous tutelle de la banque (confiscation des Templiers, taxation de l’usure). Les Etats ne rognent plus aujourd’hui le poids en or ou argent de leur monnaie : ils émettent de fait de la monnaie en s’endettant et, pour une très large part, grâce au financement direct ou indirect des banques centrales. Il est admis de fait que les finances publiques sont toutes puissantes et que la richesse d’un pays – en stock ou en flux – peut leur servir en quelque sorte de garanties. Ainsi, l’endettement public des plus puissants est moins dangereux que l’endettement privé ne peut l’être : il n’a pas vraiment de date butoir. A peine la sanction de la notation financière des agences de rating comme le passage de AAA à AA de la dette française l’a montré en 2013 : l’écart de rendement avec les obligations AAA de l’Allemagne ou de la Suisse n’a pas été une sanction réelle. On sait que les Etats-Unis sont classés AA par Moody’s et AAA par les autres grandes agences.
Alors ? La dette publique est-elle magique, prête à être utilisée sans limite, ni de durée, ni de montant ? Des études théoriques ont été mises en œuvre pour défendre ce « nouveau paradigme ». Pour les résumer, le postulat de départ est la fin de l’indépendance (au moins affichée) des banques centrales. Bien sûr, c’est acquis depuis un moment au Japon ou en Chine – qui présentent des endettements publics respectivement de 260 % et 67 % du PIB. Le modèle de la Réserve Fédérale américaine a été considéré comme plus indépendant, celui de la banque d’Angleterre et de la Banque Centrale Européenne aussi. La crise financière de 2007, puis la crise sanitaire actuelle ont eu raison de l’affichage. Les Banques Centrales ont inscrit plus ou moins directement leurs politiques monétaires dans le cadre de la gestion économique des gouvernements. Pour ce qui concerne les dettes des Etats, la partie qu’elles achètent directement est neutre en comptabilité : quand la BCE achète des OAT françaises, c’est la Banque de France qui souscrit et qui perçoit les intérêts quand il y en a. Et puisque l’État français possède la Banque de France, c’est à lui-même qu’il paie des intérêts. Il n’y aurait donc pas de raison de se priver. Pour ce qui concerne la part souscrite par les marchés – dans les faits en majorité écrasante par les organismes de retraite américains et japonais – les Banques Centrales sont aussi aux ordres et maintiennent des taux d’intérêt très bas. Pour un Etat, se financer à un taux inférieur à la croissance nominale correspond à une recette en termes réels à fiscalité inchangée. Le Japon et son recours sans cesse relevé à la dette publique depuis maintenant pratiquement 25 ans n’est plus une exception.
Le bilan japonais ne plaide pas vraiment pour cette fuite en avant permanente. De 1997 à 2020, le PIB de l’Archipel n’a progressé (en dollars constants) que de 11,1 %. Sans même parler des Etats-Unis et de la Chine, la zone euro affiche +67 %. De 2007 à 2020 le Japon a stagné (+0,7%) ; la zone euro aussi (+1,3%). La dette magique maintient l’activité, mais ne concoure pas forcément à une croissance durable. Le Japon est un avertissement pour une partie de l’Europe avec sa démographie déficitaire, son niveau de vie élevé, son économie puissante, numérisée et apte aux gains de productivité, son épargne excédentaire. Le retour à des ratios de solvabilité acceptables est inéluctable faute de faire glisser les économies vers la stagnation et, du fait de l’afflux de monnaie, vers la stagflation. La concentration depuis plus de 10 ans de l’inflation sur les actifs – financiers, biens réels et même « biens » virtuels- peut occulter un moment le risque de cette stagnation, mais si des remboursements par les Etats ne sont pas programmés, le rappel à la réalité peut être douloureux. Pour se centrer sur la zone euro, les ratios du traité de Maastricht – chaque pays doit limiter sa dette à 60 % de son PIB et son déficit à 3% - ont été explosés par les subventions d’épidémie suivant les débordements post-crise financière. En 2020, les déficits budgétaires de la zone ont pesé 7,2 % du produit intérieur brut et le ratio ne s’est réduit qu’à la marge l’année dernière malgré la croissance économique (hausse du dénominateur). L’endettement cumulé des Etats de la zone est de pratiquement 100 % du PIB. Les gouvernements se sont donnés une année de grâce – 2022 – pour poursuivre leurs dépenses sans compter. Mais ils ont fixé pour 2023 le retour des déficits dans le 3 % et, aussi, le début du désendettement. Le contrat de coalition allemand est un engagement en ce sens.
L’objectif apparaît irréaliste dans les délais affichés. Il ne peut par ailleurs être sérieusement question de réviser le Traité de l’UE : cela demanderait l’unanimité des pays et la manipulation menée pour mettre en place le Traité de Lisbonne en 2009 a laissé de bien mauvais souvenirs. Sur la proposition des grands pays de l’euro hors des clous, l’Italie et la France, des aménagements dans le calcul des déficits sont envisagés. L’excuse climatique étendue et le besoin pour l’Allemagne de soutenir ses clients vont donner un peu de marge, mais ne règleront pas la question de fond : pour éviter un scénario à la japonaise en Europe continentale, les budgets vont devoir prévoir d’amortir la dette sans casser la croissance avec des hausses d’impôts trop rapides. La voie est étroite. Il y a deux catégories de pays dans les politiques d’amortissement des dettes publiques quand elles sont excessives. D’un côté ceux qui choisissent de ne pas rembourser, ou de rembourser seulement en partie comme l’Allemagne qui a fait défaut sur sa dette plus de 6 fois au XXème siècle et la dernière fois en 1990. De l’autre, ceux qui ne font pas défaut, comme la France depuis Germinal, mais qui ne craignent pas de rembourser en monnaie dévaluée et même dans certains cas très fortement dévaluée par l’inflation.
On en revient à l’illusion des boomers : il ne faudrait pas craindre des impôts dans les années à venir, l’inflation fera le boulot. Il s’agit bien d’une illusion même si le ministre de l’Economie et des Finances annonce à la fois « qu’une dette, cela se rembourse » et qu’il ne souhaitait pas de hausses d’impôts ». L’équation n’est pas si complexe : la dette de la France se monte à 2.850 milliards d’euros, soit 115 % du PIB, son déficit 2022 est budgété à 154 milliards d’euros à légèrement au-dessous de 5 % du PIB contre un peu moins de 8 % en 2021. Le Haut Conseil des Finances Publiques et Bercy sont d’accord pour estimer à 5 milliards d’euros l’apport fiscal d’une croissance nominale de 1 % PIB à fiscalité inchangée. Après les 4 % à 4,5 % anticipés cette année, la croissance française et européenne va se durablement se rapprocher de son potentiel de 1 % hors inflation et donc, au mieux de 2 % au pic de la conjoncture. Les investissements climatiques vont soutenir la dynamique et, même face à des hausses d’impôts, la consommation va tenir du fait d’un excédent d’épargne liquide. Mais on ne peut pas occulter la pression sur la croissance de la partie des engagements climatiques qui seront tenus et des gains de productivité des entreprises tirant les leçons des réductions de charge et de délocalisations de tâches démontrées par le télétravail. Une nouvelle étape de concurrence salariale mondiale va être entretenue par le télétravail.
Sur ces bases, le déficit français serait ramené à 3 % du PIB au mieux en 2026 et ce n’est que cette année là que les experts de Bercy prévoient que la dette se stabilisera à 116 % du PIB (et 114 % hors soutien financier à la zone euro). L’amélioration du ratio serait seulement le résultat de la hausse du PIB, puisque les déficits répétés ne permettent pas d’envisager des remboursements. Deux conclusions semblent découler. La Banque Centrale Européenne est condamnée à maintenir des taux très bas et à ne pas réduire son bilan, Le taux de prélèvement obligatoire compris entre 43,5 et 44 % du PIB ne baissera pas et certains agents économiques – en premier lieu les particuliers ayant une proportion à consommer modérée, c’est à dire ce qu’on appelle la classe moyenne disposant d’une épargne disponible – doivent s’attendre à ces hausses d’impôts que notre ministre de l’Economie et des Finances « ne souhaite pas ». La dévaluation, l‘arme historique du désendettement du désendettement français est condamnée par le pacte de stabilité et la direction de fait des finances européennes par l‘Allemagne. Restera le défaut s’il n’y a pas d’autre solution. Cette solution « à l’allemande » est plus sophistiquée que par le passé : il s’agirait, par un jeu d’écriture de gommer du bilan de la BCE les dettes des Etats qui ne pourront pas être remboursées. En quelque sorte un retour au passé, avec cependant le risque avéré de la stagflation.