Les Bourses ont entamé l’année en prolongeant les tendances 2021. Il semble pourtant bien hasardeux d’imaginer une progression des actions qui puisse s’approcher de celles de l’année dernière : 14 % pour le MSCI Monde, 21 % pour l’EuroStoxx 50 et le Nasdaq, 27 % pour le S&P 500, 29 % pour le CAC 40. Sans revenir sur les moteurs qui ont porté ce millésime exceptionnel – en particulier monétaires et budgétaires- le nouvel exercice pourrait être marqué par une conjoncture de taux d’intérêt moins axée sur la valorisation des actifs et par des politiques budgétaires moins synchrones dans les grandes zones économiques. Ce début d’un peu de réalité monétaire et budgétaire pourrait se traduire par certain retour à des fondamentaux, c’est à dire aux bénéfices des entreprises et à leur tendance. Les grandes valeurs internationales qui ont entraîné les indices, celles qui semblent en instantané les plus chères ont des raisons de l’être. Mais l’auront-elles demain de la même façon ?
L’événement financier de la fin de l’année a été le passage un moment de la capitalisation d’Apple au-dessus de 3.000 milliards de dollars. Tesla – qui ne présente vraiment pas le même profil financier avait passé largement 1.000 milliards au même moment. Ces chiffres donnent le vertige : le produit intérieur brut de la zone euro se monte à un peu moins de 13.700 milliards de dollars, celui de la France un peu plus de 2.000 milliards, celui des Etats-Unis au-dessus de 22.000 milliards. La valeur boursière des Gafam (pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) devenus Magma (pour Meta Plaforms, Apple, Google-Alphabet, Microsoft et Amazon) est la résultante d’une part d’un facteur propre qu’est la solidité de leurs profits et leur progression, et, d’autre part, de la politique monétaire de taux réels négatifs et d’envolée du bilan de la Réserve Fédérale. Si on dépasse les niveaux bruts qui donnent surtout la mesure du poids systémique des géants du numérique – 9.600 milliards de capitalisation cumulée – les ratios rapportés aux profits sont très élevés, mais ne sont pas sans proportion comme cela avait pu être le cas pour des grands groupes au moment de la bulle des TMT de 200. Et qui est aujourd’hui le cas pour les valeurs technologiques non rentables de la cote du Nasdaq et des fameuses Licornes du capital investissement. Une bulle d’ailleurs entretenue par les capacités de paiement en cash ou en titres des Magma eux-mêmes. Ces géants mondiaux de notre quotidien ne sont pas des vedettes isolées des Bourses en 2021. De l’autre côté de l’Atlantique – chez nous en fait – on retrouve dans les grands du luxe et de la consommation discrétionnaire des progressions allant de 18 % (Kering) à 75 % (Hermès) en passant par 34 % (L’Oréal) et 42 % (LVMH). Nos quatre champions pèsent en Bourse 785 milliards d’euros (pas si loin de 900 milliards de dollars). Le leader incontesté qu’est LVMH représente 44 % du tout. Il y a des raisons de mettre les deux classes d’actions en parallèle.
Les Magma et le luxe français (en incluant l’Oréal) sont des grands gagnants de la mondialisation. Pour les premiers sensiblement plus que pour les seconds la pression sur les prix de production a été un élément déterminant du modèle économique. Globalement, les productions chinoises et asiatiques ont donné des effets de taille et des augmentations de capacités à coût d’investissement et de fonctionnement comprimés. C’est ce qui a permis la production de masse et assuré des marges qui pouvaient paraître inatteignables. Pour les deux, 20 ans de mondialisation ont changé la taille de leurs marchés. La révolution numérique a permis aux premiers de toucher l’ensemble des classes intermédiaires au travers du monde, ces populations trouvant avec la croissance de la globalisation un standard de niveau de vie approchant celui des consommateurs de base des pays développés. Depuis 2018, il y a plus de smartphones actifs (7,7 milliards) que d’habitants sur terre. Il en est vendu 1,56 milliard par an, ce qui est 9 fois le niveau de 2008. Le marché du luxe est porté par une progression sur des bases qui ne sont pas si différentes. La population des nouveaux riches mondiaux a connu une hausse qui est finalement presque proportionnelle à celle des classes moyennes. Mais la concentration de l’accumulation de richesse sur les tranches supérieures a amplifié le mouvement. Les consommateurs au revenu annuel de 100.000 euros et plus et au patrimoine à partir d’un million d’euros sont la cible La démographie de cette population a joué à plein : selon les références, le chiffre d’affaires mondial du luxe a marqué une hausse de 70 % à 140 % en 12 ans.
Au-delà des bassins de clientèle différents en termes de qualité et de taille, les deux groupes de leaders mondiaux présentent des caractéristiques communes. Dans les dix à quinze dernières années ils se sont en quelque sorte dotés de positions monopolistiques ou oligopolistiques. Dans les deux cas, les barrières à l’entrée en concurrence qu’ils ont construites, qu’elles soient technologiques ou incorporelles ont gonflé avec leurs chiffres d’affaires. Des concurrences ont de très grandes difficultés à se déployer. Quand un potentiel se présente, les uns comme les autres peuvent profiter des moyens illimités donnés par leurs valeurs boursières pour mettre la main dessus, le cas échéant avec un levier de dette à taux proches de zéro. On a vu des achats payés (et même surpayés) en numéraire, payés en titres ou financés sur un endettement sans même une mise de fonds propres. Monopoles et quasi-monopoles apportent une possibilité de passer des hausses de prix et les Magma comme nos géants du luxe y ont recours. Il semble y avoir plus de limites du côté des géants du numérique qui s’adressent à une population qui s’enrichit moins vite que celle des nouveaux riches du monde entier. Mais la force commerciale a assuré dans tous les cas une progression continue et simultanée des chiffres d’affaires et des marges.
Gagnants et même les grands gagnants de la mondialisation, les deux classes des vedettes boursières l’ont été aussi en Bourse par la grâce des banques centrales. On sait que les liquidités injectées à carnets ouverts par les banques centrales, la Réserve Fédérale américaine en tête ont entretenu la hausse des valorisations des actifs depuis l’automne 2019. Les taux d’intérêt bas ont joué dans le même sens. Les investisseurs ont répercuté le ciblage des grands argentiers et ont concentré les flux sur les valeurs assurées de la croissance moyen terme et protégées par la capacité de relever leurs tarifs. Ce « pricing power » qui permet de profiter à la fois de la croissance et d’une hausse des marges s’est ainsi trouvé au cœur des stratégies de gestion d’actif. Les performances boursières des Gafam et de notre secteur du luxe sont la combinaison de fondamentaux solides de gagnants de la mondialisation et d’une équation monétaire et financière qui les a portés. Dans les deux cas, on constate une prime sur l’ensemble du marché, mais une prime qui ne conduit pas à des ratios irréalistes. Les spécialistes de CPR AM évaluent le taux de capitalisation des bénéfices des Magma à 30 fois. C’est beaucoup par rapport à la moyenne du S&P 500 qui est de l’ordre de 19 fois, mais on n’est pas dans un autre monde. Les quatre champions du luxe français capitalisent 35,4 fois les estimations 2022, ce qui reste dans les mêmes eaux et se comparent avec 16,2 pour le CAC 40. Les valeurs chères ont des raisons de l’être. Cela ne les immunise pas face à une reconstitution même partielle des taux réels et, encore moins dans une conjoncture de réduction du bilan de la Réserve Fédérale. Les taux de capitalisation des plus gros PE sont forcément fragiles dans un environnement où la recherche de la valeur (value) et du rendement va primer. Les actions sous revue ont corrigé dans l’ordre depuis le début de l’année : 4 % pour les Magma et en moyenne 7 % pour les quatre du luxe. C’est une consolidation plus qu’autre chose, lancée par la communication de la Réserve Fédérale. Mais, si les montants en jeu et les primes aux secteurs vont fragiliser les chéries de la cote dans les mois qui viennent, les excès de valorisation ne sont pas criants face aux fondamentaux. Le risque de baisse qui est réel ne semble pas être un risque de décrochage.