L’équation financière de l’année 2022 est la résultante de l’accumulation de soutiens « à tout prix » apportés par les Banques Centrales et par les Budgets publics depuis la crise financière de 2007 et qui ont été violemment accélérés en contrepartie des blocages publics mis en place face à l’économie de la Covid-19. L’envolée des actifs depuis 2019 – les actions, l’immobilier, les actifs réels et même virtuels – a été la conséquence directe et même proportionnelle à celle de la hausse du bilan de la Réserve Fédérale américaine. De novembre 2019 à la fin 2021, le bilan de la Fed a doublé et l’indice S&P 500 aussi. Les secteurs de la technologie et, d’une façon générale, des valeurs jugées de croissance ont fortement amplifié : sur la base de taux nuls ou négatifs, l’actualisation de profits futurs peut mathématiquement justifier des ratios infinis. Et même permettre la valorisation d’absence éternelle de profits. Depuis le début de l’année, la conjoncture de taux d’intérêt a pris une voie de durcissement, à la Réserve Fédérale bien sûr, mais aussi à la Banque Centrale Européenne de ce côté de l’Atlantique. Il n’y a pas encore de vrai changement de conjoncture monétaire et obligataire, mais son début et la perspective de sa poursuite ont suffi à lancer une consolidation, qui dans certains compartiments des cotes a tourné à la correction.
Tous ne sont pas tombés, mais tous sont touchés après un tout début d’année en fanfare, dans la ligne de 2021. En un mois, l’Eurostoxx a perdu 4,5 %, comme le Dow Jones, Shanghai et Tokyo 6,5 %, et le Nasdaq 11,5 %. On est revenu dans les plus bas de novembre et aux niveaux de la mi-août. Derrière la chute du Nasdaq, les vedettes de la hausse des deux dernières années ont encaissé plus qu’une correction. Netflix a abandonné 37 % depuis la fin 2021. Le 20 janvier, veille de la publication des comptes 2021, l’action capitalisait 98 fois ses bénéfices. Ce n’est pas ce ratio insensé qui a déclenché la chute, mais une inflexion dans la progression du nombre d’abonnés. Le géant des plates formes vidéo n’est pas le seul des chéris de la Bourse à encaisser un recul, mais il va beaucoup plus vite que les grands de la tech qui se paient cher, mais sur la base de modèles économiques solides, ou même que Tesla (-15 % en un mois) après son record de 1.000 milliards de dollars de capitalisation. Apple a abandonné sa valorisation de 3.000 milliards de dollars du début décembre et, reculant de 8,3% en un mois vaut toujours en Bourse 2.600 milliards, en hausse tout de même de 16 % en un an. Son ratio de capitalisation des bénéfices (PER) est revenu à moins de 30 fois. Les autres « Magma » baissent, mais plutôt dans le calme et avec une synchronisation impressionnante : Microsoft (-11,5%), Google-Alphabet (11,4%), Meta Platforms (ex Facebook, -10,3%)), Amazon (14,8 %).
Les « Magma » ont subi d’une certaine façon la contagion de la correction des valeurs aux ratios de valorisation excessifs de sociétés comme Nextflix. Mais leur (début ?) de consolidation est aussi le reflet d’un vrai changement de donne dont la mesure est donnée par le krach – on ne parle plus de correction - pour les projets non rentables à un terme raisonnable ou pour les « actifs » virtuels. Derrière les gérants de la tech, tout un secteur de levées de fonds s’est développé et les valorisations de ce qui est dans la grande majorité des cas des paris hautement spéculatifs se sont envolées. Goldman Sachs a même développé un indice pour représenter le segment côté de ces paris sur une croissance forte et - un jour ? - peut-être rentable. Le Goldman Sachs Non Profitable Tech regroupe des sociétés technologiques en pertes. Qu’il ait été mis en place est déjà un signe de folie financière. Il avait été une des vedettes de l’année 2021, faisant 3,5 fois entre le plus bas de mars 2020 et le début de la semaine dernière. Sa plus grosse capitalisation Plug Power, a perdu 66 % depuis le 1er janvier.
Cet indice « non-profit » n’est qu’une partie émergée d’un iceberg de masses financières alimentées par l’argent quasi-gratuit donné sans limite par la Réserve Fédérale. Le mot de passe pour les projets de (gros) profits à (très) long terme est Licorne. Cette classe d’actifs regroupe les sociétés en phase de démarrage – donc sans rentabilité ou au tout début des bénéfices - placées sur le marché privé du capital investissement. Le critère retenu est celui d’une valorisation d’au moins un milliard de dollars pour les dernières augmentations de capital. A la fin de l’année dernière, un peu plus de 900 de ces sociétés dans le monde avaient une contrevaleur théorique de 3.000 milliards de dollars – la valeur du seul Apple – sur la base des levées de fonds. Evidemment, il n’y a pas de marché, pas de prix de marché et, pour le moment, la valorisation des licornes n’a pas répercuté le changement de donne financière depuis 15 jours pour des sociétés valorisées sur leur seul propre plan d’affaires. En revanche, les fameuses SPAC (Special Purpose Acquisition Company) qui sont des coquilles vides cotées levant de l’argent pour financer des projets inconnus à venir subissent déjà la sanction, soit en répercutant la dévalorisation des sociétés avec lesquelles elles avaient fusionné, soit étant contraintes à remboursement avant investissement. Dernier avatar de cet éclatement de bulle : les cryptomonnaies. Le Bitcoin a perdu 48 % depuis son plus haut de décembre et 30 % en un mois. L’Ethereum chute de 41 % en un mois, le Dogecoin de 70 % depuis la mi-janvier.
Les 15 derniers jours semblent marquer le début d’un retour à la réalité. Des valorisations tendues et, aussi des bulles ont été créés de fait par les Banques Centrales, la Réserve Fédérale en tête. Les bulles ont une fonction qui est d’exploser. Il y a des facteurs de risque géopolitique -Ukraine, Taïwan – qui justifient aujourd’hui des prises de bénéfices de précaution. Mais le tournant est avant tout celui que la Fed a annoncé : arrêt de la hausse de son bilan dès maintenant et des hausses de taux directeurs, de deux à quatre cette année. La manne monétaire va être restreinte et même reprise à un moment. L’argent dont il va désormais falloir payer un loyer va plus difficilement s’investir sur des projets durablement non rentables et les actions ou bien réels les mieux valorisés vont être plus discutés. La conjoncture d’inflation impose cette reprise en main monétaire aux grands argentiers. Mais, en tout état de cause, les bulles financières crées doivent être assainies et les banques centrales ont bien conscience des risques qui ont été croissants. Si les fondamentaux économiques le justifient, elles seront même actives pour assainir les excès de la finance « exubérante ». On touche là, la gestion qui se profile : organiser un retour à la réalité des fondamentaux pour les valorisations. Ce qui signifie que la baisse des actifs – bienvenue pour corriger les excès patents– va être cadrée. Les autorités monétaires veulent restreindre ou éradiquer les bulles d’inflation des actifs non rentables et limiter l’inflation des biens. Mais elles veulent aussi éviter des chocs qui peuvent atteindre l’économie réelle. La direction est prise : les Banques Centrales sont durablement à la manœuvre pour un repli dans le calme des excès de la finance. La voie pour elles est étroite, mais elles en ont le pouvoir et – pour le moment en tout cas – la crédibilité.