C’est le feuilleton de l’année qui semble avoir pris – assez heureusement – la place des statistiques des épidémies successives de la Covid 19 et de leurs traitements médiatiques et politiques autant que sanitaires. L’inflation qui est enregistrée un peu partout dans le monde et, en particulier aux Etats-Unis, n’est pas étrangère aux médications économiques de cheval administrées par les Etats et leurs banques centrales. Elles ont en effet amplifié un revirement déjà bien entamé par rapport au monétarisme installé depuis le début des années 1980. Cette inflation, plutôt longuement prise par-dessus la jambe depuis plus d’un an par les grandes banques centrales, elle est la conséquence de la crise si atypique et même sans doute sans référence historique qui puisse être pertinente. Cette crise est intervenue alors que les dispositifs pour traiter celle de 2010 étaient encore activés. Il n’y a pas eu de destruction de forces de production depuis deux ans comme c’est le cas après les grandes crises et leurs faillites, les guerres et leurs dégâts. Cependant, pour faire face à un blocage qui ne détruit pas, les réponses budgétaires et monétaires ont joué sur des montants qui ne seraient justifiés que par les besoins de reconstruction. L’inflation est une réponse finalement assez classique des agents économiques face à un rattrapage conjoncturel plutôt mécanique et à des afflux financiers aux proportions qui peuvent sembler non maîtrisées. Le débat sur l’inflation qui avait semblé tranché depuis près de 40 ans est revenu et il s’installe. Il n’est pas facile d’anticiper sur les épisodes qui se profilent sur le plan financier, économique, politique. Ce qui est acté, c’est en revanche l’entrée des marchés financiers dans un monde de volatilité bien accru.
Tout au long de l’année 2021, les anticipations de dérive des prix ont été relevées au gré de la prise en compte de la réalité. C’est ainsi avec une certaine prudence que les prévisions 2022 doivent être encaissées. Les données de décembre permettent de tabler sur des scénarios visant à minima 4,5 % - 5 % aux Etats-Unis et 3 % - 3,5 % en Europe Continentale. Les chiffres de janvier sont même de nature à remettre en cause ces scénarios qui paraissent de ce fait plutôt optimistes. Pour les organismes officiels – comme par exemple pour la Banque de France- le bilan de l’année 2022 serait une dérive des prix inférieure de 40 % à 50 % aux niveaux actuels. On a pu constater depuis un an que, du côté des grande Banques Centrales, la confiance dans les forces déflationnistes de la mondialisation guidait la politique bien davantage que la constatation des chiffres. Le discours a néanmoins changé à New York comme à Francfort : depuis décembre, l’analyse officielle a banni les termes de « transitoires » ou de « temporaires » auxquelles elle était accrochée pour l’inflation. L’effet sur les prix du rattrapage violent des économies et de circuits non reconstitués a créé une inflation de premier tour aujourd’hui bien reconnue. Deux questions se posent : la normalisation après la flambée et l’installation possible d’une inflation de second tour.
Le retour au niveau des grandes économies au niveau qui étaient les leurs en 2019 a été très rapide. Le mouvement était naturel et a finalement été observé après toutes les crises. Mais sa vitesse a été exceptionnelle tant en raison de la nature exogène de la crise que des dégâts limités qu’elle a finalement eue. La consommation et les capacités ont été soutenues par des dépenses publiques ; des subventions monétaires et budgétaires ont financé la relance et l’investissement. La vigueur du rebond a créé des déséquilibres d’organisation finalement assez logiques : les cycles sont loin d’être parfaitement synchrones entre les zones géographiques et les secteurs d’activité. Le commerce mondial a de plus poursuivi sa tendance baissière. La conséquence en a été les goulets d’étranglement. Au total, les circuits d’approvisionnement n’ont pu se reconstituer ou s’adapter à une demande qui a aussi été marquée par des évolutions. La crise de l’offre s’explique assez paradoxalement par l’absence de crise de la demande prise globalement, mais avec de gros écarts d’une activité à l’autre. Les coûts de production ont pour le moment plus monté aux Etats-Unis qu’en Europe, mais la tendance va être la même. La perspective est – avec retard de ce côté de l’Atlantique – un retour un jour à la normale pour les prix, après une réorganisation, pour les approvisionnements, en premier lieu des puces électroniques et pour les prix alimentaires.
L’énergie devrait se situer dans la même configuration. Pourtant, le retour à la normale n’a pas la même définition quand pétrole et gaz (ou même charbon) sont en cause. Les engagements climatiques troublent les scénarios même s’ils sont pour le moment peu opérants, sauf en limitant les investissements, créant une pénurie à terme. Les questions géopolitiques pèsent aujourd’hui avec la Russie comme hier avec le Proche Orient. La puissance du cartel de l’OPEP + assure aussi un maintien de cours élevés. La demande de pétrole va retrouver cet été ses niveaux d’avant-crise alors que la production ne va que modérément progresser. Selon l’Agence Internationale de l’Energie, la demande 2022 de 99,7 millions de barils/jour offrira un surplus modéré avec une extraction 101,5 millions de barils/jour. Sur le fond de limitation des investissements, il semble vain d’espérer une baisse supérieure à 10-15 dollars à la fin de l’année pour le baril de brent qui s’échange aujourd’hui à 90 dollars. La conjoncture générale des matières premières n’a pas de raisons de partir dans un autre sens.
Derrière le retour à la normale pour les approvisionnements ou pour l’alimentaire, derrière des cours de l’énergie stabilisés, mais à haut niveau, c’est l’inflation « de second tour » qui va marquer la conjoncture nouvelle. La mesure d’un éventuel changement durable d’environnement d’inflation serait le retour d’un cycle de hausse des prix – hausse des salaires. C’est du marché du travail américain que proviennent les données. Au-delà de facteurs de méthodes de calcul statistique, celles de janvier sont impressionnantes : 467.000 emplois ont été créés et les chiffres des deux derniers mois de 2021 ont été relevés de 700.000. Le taux de chômage de 4 % de la population active, tout en étant supérieur au record absolu de 3,5 % de 2019, traduit le plein emploi. Les conséquences se mesurent sur les termes des négociations entre salariés et employeurs : 16 % des personnes qui recherchent un emploi ont démissionné en amont. C’est une proportion record, connue à la fin des années 1980 (effet des plans Reagan), au plus fort de la bulle de 2000 et en 2019 (effet des plans Trump). La confiance des salariés et leur force de négociation est actée : les salaires horaires ont augmenté de 5,7 % en janvier (glissement annuel). Ainsi, aux États-Unis, l’inflation de second tour est là. En Europe, les économistes de la Banque Centrale eux-mêmes ont interrogé les grandes entreprises qui attendent cette année une augmentation du salaire horaire « de 2 %, peut être de 3% ou plus ». Les impératifs de réduction des inégalités pour installer une croissance potentielle relevée vont maintenir cette pression de second tour des deux côtés de l’Atlantique. Reste bien sûr la concurrence mondialisée, le credo déflationniste de la Fed et de la BCE. La numérisation du travail va jouer en ce sens, mais cela va prendre du temps alors qu’en matière de manufacturier et de services non délocalisables, la pression va se poursuivre et même s’amplifier.
Ce monde d’inflation retrouvée est de fait la conséquence du revirement de la politique monétaire amorcé à la Fed dès 2017-2018. La contre révolution monétariste a été menée par le Budget Fédéral et par la Réserve Fédérale de façon conjointe. A la priorité de lutte contre l’inflation des biens et des services (mais pas des actifs) donnée depuis le début des années 1980, s’est substituée celle de l’activité et de l’emploi. Sans craindre l’inflation. Le déblocage des deux pans du mix de politique (budget et monnaie) a permis la prolongation d’un cycle américain qui aurait dû s’infléchir en 2018 ou 2019. Les injections de compensation aux blocages économiques, puis des plans de relance ont amplifié depuis les afflux de liquidités dans des proportions totalement inédites. La zone euro avait abordé le cycle sur un tempo plus modéré en raison du poids du monétarisme de la BCE et des critères de Maastricht. Mais, depuis, elle a profité de la fuite en avant générale, pour compenser les blocages, mais aussi pour relancer un tissu économique qui n’avait pourtant pas été détruit. Il ne va pas être facile de corriger le tir : les plans sont en place, les besoins d’une nouvelle donne pour le partage de la valeur ajoutée réaffirmés. L’inflation de second tour apparaît au total favorisée.
Les épisodes de l’inflation 2022 se profilent, mais la matière est très mouvante. Ce qui apparaît en revanche tangible, c’est la nécessite de contrebalancer les fuites en avant budgétaires par un peu moins du coté monétaire. La réduction des injections nouvelles de monnaie va être effective aux Etats-Unis ; une reprise des liquidités (baisse de la taille du bilan) va ensuite se développer dès cette année. Des hausses de taux directeurs pour viser 2,5 % sont attendues dans les 16 mois. La Banque Centrale Européenne va suivre la Fed et, d’ores et déjà, on attend deux relèvements de 0,25 % des taux directeurs à l’automne. L’ obligation de plus d’orthodoxie monétaire va s’imposer de plus en plus face au choix de l’inflation des Budgets publics. La réserve Fédérale est à la manœuvre, mais tout le monde suivra, sauf la Chine qui semble avoir les moyens de tenir la politique de normalisation. En revanche, beaucoup d’économies émergentes savent qu’elles vont souffrir. Les épisodes d’inflation dicteront en partie ce calendrier monétaire. Si les Banques Centrales veulent gérer la stratégie en évitant des chocs violents sur les marchés financiers, en maintenant des taux réels très bas, elles ne pourront que suivre l’économie réelle. La volatilité se confirmera et la fête se finira sur les catégories d’actifs les plus sensibles aux taux d’intérêt.