La reconnaissance par le Kremlin lundi de deux états indépendants – mais proches de la Russie- faisant sécession de l’Ukraine marque une étape décisive sinon définitive de cette crise du début 2022. Il est évidement assez vain de se projeter et d’échafauder des scénarios, encore moins de les anticiper. Les marchés financiers le font pourtant par nature : les investisseurs les traduisent par des achats ou des ventes, par la fixation de cours pour les actions, les obligations, les matières premières. Les réactions à chaud n’emportent évidemment pas jugement définitif et, encore moins, la définition des évolutions géopolitiques. Néanmoins, elles donnent de premiers signes. L’expérience des crises précédentes donne aussi des trajectoires économiques et financières possibles. La baisse maximale des Bourses européennes face à des conflits a été en moyenne de 9 % comme le montre l’analyse établie par la recherche de Barclays (voir tableau). Bien sûr, la gravité de la crise joue sur le bilan. L’observation montre qu’une fois le pic de baisse établi, la stabilisation dans une tendance médiocre dure plusieurs semaines sinon plusieurs mois. C’est en tout état de cause avec une grande prudence que des points d’appui sont à rechercher pour définir une stratégie de portefeuille qui sera forcément adaptée à vue.
Le bilan financier au lendemain de la reconnaissance des républiques de Donetsk et Lougansk par M. Poutine et de l’envoi de troupes russes « pour assurer l’ordre » traduit une certaine sérénité. Les Bourses européennes et américaines affichent des baisses moyennes de 3 % sur une semaine : en Chine et au Japon on se situe entre 1 et 1,5 % de baisse ; évidement les marchés russes marquent le coup et chutent de 20 %. Sur la semaine, le dollar a pris 0,30 % par rapport à l’euro ; il a perdu 0,10 % par rapport au renminbi et 0,6 % face au yen et au franc suisse. Les rendements des obligations de référence américaines et allemandes à 10 ans ont rendu 0,11 %. L’écart de taux entre le Bund et le BTP italien (le spread) s’est réduit. Ces réactions s’apparentent finalement à des ajustements et, en tout cas, pas à de la panique. Certes, une certaine fuite vers la qualité a marqué les opérations de prudence, mais dans des proportions limitées. Les marchés prennent le pari du statu quo. Les républiques de Donetsk et Lougansk sont de fait acceptées sinon reconnues, la présence russe en leur sein et même peut-être au-delà dans le Donbass prise en compte. Le scénario qui domine est une stratégie russe comparable à celle qui a été suivie en 2008 après « l’indépendance » de deux provinces du nord de la Géorgie, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie : assoir les nouveaux satellites sans chercher à aller plus loin en Ukraine. La Russie avait attendu 6 ans avant d’augmenter à nouveau son emprise en annexant la Crimée. La tactique très progressive donne finalement le temps de s’adapter à une situation durable.
La stratégie – gagnante sur le moyen et le long terme – menée par M. Poutine apparaît plutôt bien anticipée. Il n’en est pas forcément de même pour celle des opposants : Ukraine bien sûr, mais surtout Etats-Unis et Europe derrière eux. On aura bien compris que sans ses soutiens occidentaux, l’Ukraine n’a guère de moyens de rétorsion. On se souviendra pour mémoire de la menace de Kiev en août 2008 au plus fort du conflit d’Ossétie d’interdire à la Russie l’accès à leur base navale de Sébastopol et d’imposer des restrictions sur les mouvements sur la mer noire de la flotte russe basée en Crimée. Depuis, Sébastopol est devenue russe. Dans leurs déclarations les Etats-Unis ont exercé les pressions les plus appuyées depuis janvier, annonçant au vu des mobilisations de troupes sur la frontière et en Biélorussie, une invasion de l’Ukraine par la Russie. « Si la Russie envahit tout le pays, même beaucoup moins (cela aurait) d'énormes conséquences et changerait le monde » a affirmait le président Biden il y a trois semaines. On y est. Dans le même temps, le président américain limitait ses menaces, concédant qu’il n’avait pas l’intention de déployer des troupes américaines ou celles de l’OTAN. L’Ukraine ne peut revendiquer l’application du système d’alliances au sein de l’organisation militaire puisqu’elle n’en est pas membre. Qui dit OTAN dit obéissance des pays européens, Royaume - Uni compris, aux américains.
Il ne reste ainsi comme « arme » face à la Russie que celle des sanctions économiques. Elles ont été annoncées par avance très puissantes à Washington : « pas question de réponse graduée, nous commencerons d'emblée par le haut de l'échelle des sanctions ». L’Union Européenne va tenter d’exister dans ce cadre, alors que les intérêts des pays membres peut être divergents, en particulier pour la question de l’approvisionnement en gaz : 43 % de ce qui est consommé dans l’UE vient de Russie (et plus de 50 % pour l’Allemagne qui doit aussi abandonner le charbon qui fournit 40 % de sa production électrique). Le gaz norvégien pèse 23 % dans l’UE et des importations américaines briseraient les engagements climatiques puisque leur production est issue de la fracturation hydraulique. Cela dit, l’Allemagne a suspendu mardi le process de certification par son régulateur de l’énergie du gazoduc Nord Stream 2, annonçant « d’autres sanctions en cas d’aggravation » et, sans attendre cela, « des sanctions massives et robustes » de la part de l’Union Européenne. On reste encore dans le symbole, mais on est en phase dans le discours entre alliés de l’ouest pour « une riposte rapide, sévère et unie ». On a pu parler de la suppression de l’accès de la Russie au système de transferts d’argent Swift : depuis que la menace est brandie, la Russie a eu le temps de se préparer. L’interdiction de l’utilisation du dollar pour les échanges commerciaux et, en particulier de pétrole, aurait sans doute des effets contreproductifs. Le monde ne peut se passer sans crise économique de grande ampleur du troisième exportateur de pétrole, producteur de 11 % de l’extraction mondiale. Les sanctions renforcent en interne le pouvoir russe et ont des retombées finalement limitées. La Russie est sur une tendance de croissance de près de 3 % et a une marge monétaire, les taux directeurs étant voisins de l’inflation (taux réels nuls et pas fortement négatifs comme dans les pays de l’OCDE). Son Budget est excédentaire. Par ailleurs, la part des étrangers dans la détention d’obligations de l’état russe a fortement diminué avec la montée des tensions et se situe dans ses plus bas niveaux historiques. Enfin, « un client nouveau » contrebalance les limitations d’exportation de gaz vers l’ouest : la Chine. Le gazoduc Force de Sibérie fournit 12 % du gaz en Chine et les quantités doivent augmenter de 60 % d’ici à 2031.
On comprend que les fameuses sanctions occidentales pourraient finalement être mieux supportées par la Russie que par les pays occidentaux eux-mêmes. L’alliance chinoise, matérialisée au Conseil de sécurité de l’ONU, met la Russie à l’abri, alors que pénurie de gaz et, en tout cas, la nouvelle hausse des cours du pétrole va mettre la pression sur l’inflation en Europe, aux Etats-Unis, au Japon. 100 dollars pour un baril, c’est à dire les niveaux records de 2010-2013 ne sont retrouvés, avec d’ores un baril qui enregistre une hausse de 65 % en un an. Les périodes de conflit poussent les banques centrales à soutenir l’économie. C’est une des sources de la sérénité actuelle des marchés financiers : la mauvaise nouvelle peut en être une bonne sur le plan monétaire. Au-delà des risques en Europe Centrale, en Chine (Hong Kong et Taïwan) ou en Afrique ou la France s’est enlisée, ce sont encore les taux d’intérêt qui vont donner la direction des marchés financiers. Dans la conjoncture actuelle, le soutien monétaire renforcé va se heurter à une source d’inflation supplémentaire (l’énergie). La clé de tendance va être plus que jamais dans l’inflation et les stratégies monétaires. La voie est étroite pour les Banques Centrales, en particulier la Fed et la BCE, qui doivent, pour conserver leur crédibilité et confirmer leurs politiques de normalisation monétaire : hausse des taux directeurs et diminution de la taille du bilan. L’affaire du Donbass est pour elles une contrainte supplémentaire au moment où une boucle salaires-prix est amorcée. Les conséquences du conflit irakien sont inflationnistes plus que récessives incitent à anticiper des mesures qui vont peser sur les valorisations des actifs après trois ans de « subvention financière » et une envolée à des niveaux parfois excessifs. C’est évidemment avec prudence que les scénarios se dessinent : il ne faudrait pas grand-chose pour que la géopolitique bouscule la sérénité des marchés financiers qui va déjà être éprouvée par l’inflation.