Les événements de la semaine incitent à une prudence renforcée pour dessiner les scénarios géopolitiques. La guerre enclenchée en Ukraine peut évoluer dans plusieurs sens, vers un compromis sinon une paix durable, comme vers un durcissement et même un conflit généralisé par le jeu des alliances. L’OTAN a finalement ressuscité le système d’alliances ayant conduit à la première guerre mondiale. On n’en est pas là. Sans attendre ou se projeter sur la base d’hypothèses stratégiques plus ou moins fondées, il est en revanche possible d’approcher les conséquences économiques et financières de la situation telle qu’on peut la constater aujourd’hui. De tous temps, guerre est synonyme de propagande. Avec nos moyens technologiques elle prend des dimensions nouvelles, mais ne permet pas toujours de s’appuyer sur des certitudes.
Le soutien, même tacite, de la Chine aura un prix pour la Russie, mais ses dirigeants n’ont pas le choix. L’exclusion des transactions hors énergie du système de paiement international Swift et le blocage de réserves de change imposent de fait un report vers les process chinois. Les mesures de rétorsions prises par les Etats-Unis et leurs alliés isolent la Russie du bloc constitué par le G7 et par l’essentiel des pays membres de l’OCDE. Au-delà des formules plus ou moins heureuses des hommes politique « de l’Ouest », la Russie isolée devient de fait la vassale de la Chine. On sait que la République Populaire de Chine n’a pas d’alliés à proprement parler. Mais ses positions internationales se sont alignées sur celles de la Russie depuis l’arrivée fin 2012 de Xi Jinping à la tête du parti communiste. L’abstention chinoise (et celle des indiens) au Conseil de Sécurité de l’ONU poursuit le soutien de fait, avec toutefois la volonté de ne pas heurter de front les Etats-Unis. Jouer sur les deux tableaux est une position qui n’est pas inconfortable. La Chine sait contourner les embargos qui frappent la Corée du Nord et semble se diriger vers une politique semblable avec son grand voisin. Le jeu est pour elle plus géostratégique qu’économique : la Russie est le 20ème partenaire économique de la Chine et, à l’inverse, cette dernière, avec 15% exportations, est le premier des partenaires pour Moscou. Pékin n’est pas fortement dépendant de ses importations d’énergie et le poids du dollar dans les échanges a été très fortement réduit depuis quatre ans. Les conséquences de cette vassalité seront de long terme. Dans l’immédiat, les « sanctions » occidentales portent : elles fragilisent à l’extrême l’économie russe, compliquent le financement de la guerre, appauvrissent la population et les fameux oligarques, jouant finalement sur la mobilisation. Mais les conséquences de cette « guerre financière » vont aller bien au-delà de la Russie.
Le premier impact, le plus direct concerne le commerce international avec la Russie. Plongée dans une spirale de récession et de crise financière, elle est condamnée, aussi bien de fait que par des restrictions, à couper ses importations européennes et américaines. Les exportations de l’Union Européenne vers la Russie représentaient 4,1 % des exportations totales en 2020. Celles vers l’Ukraine 1,2 %. Plus de 5 % au total, avec évidemment des expositions élevées pour les pays d’Europe centrale. Le coût final sera cependant mutualisé, les pays moins dépendants comme la France, mais aussi l’Allemagne qui affiche 4 % de ses exportations en Russie, étant condamnés à soutenir les membres de l’UE les plus touchés. Ce coût direct ne va pas être le plus important. En matière de commerce international, ce sont les échanges avec la Chine qui vont subir une nouvelle étape de la guerre commerciale avec les Etats-Unis. Pour le dossier russe, la clé est l’énergie et certaines matières premières.
La dépendance européenne au gaz russe n’est pas une nouvelle. Le choix allemand de privilégier – au moins pour une transition de 15 ou 20 ans - le gaz (et le charbon) en fermant ses centrales nucléaires a amplifié depuis 5 ans cette soumission. 38 % du gaz brulé dans l’Union Européenne et 55 % en Allemagne est russe. Les producteurs alternatifs ne peuvent pas être actionnés rapidement : il s’agirait de gaz liquéfié en provenance des Etats-Unis et du Proche Orient. Des sources d’énergie plus polluantes que les approvisionnements russes ou norvégiens. Le gaz est bien entendu exclu du blocus occidental, mais une montée des enchères des contre-sanctions, par exemple en limitant les exportations vers l’ouest en augmentant encore la fourniture au client chinois, entraînerait une envolée des prix du gaz. La situation est plus tendue encore sur le front pétrolier. 11 % des extractions mondiales sont russes. Il n’y a pas de producteurs alternatifs à actionner dans des proportions convaincantes : les espoirs reposent sur une réouverture des exportations iraniennes (en rythme de croisière à terme au maximum 10 % de ce que produit la Russie). Il faudrait pour cela que les Etats-Unis lèvent leurs sanctions avec un pays plutôt ouvertement allié de la Russie. Avec du pétrole iranien, des capacités saoudiennes mobilisées, une nette reprise des extractions de schiste américain, et une réduction très limitée des exportations russes, les projetions visent stabilisation du baril entre 110 et 120 dollars. Cette hypothèse plutôt optimiste placerait le coût 55 % au-dessus du cours moyen 2021. Pour mémoire, on doit citer le poids des deux belligérants sur la production de blé – près de 30 % de la production mondiale, plus de la moitié étant exportée. Les cours sont aujourd’hui de 1,5 fois ceux d’il y a un an et ont monté d’un tiers depuis le début de l’année. La désorganisation et les hausses gagnent le maïs, mais aussi des métaux comme le palladium, le nickel et bien sûr l’aluminium qui est lié au coût de l’énergie.
Le choc va être inflationniste et frapper la production et la consommation. Anticiper sur des chiffres n’est pas facile : cela dépend du jugement sur les opérations militaires. Est-on sur un pic de tension ou au contraire à un début ? En tablant sur une stabilisation des prix de l’énergie et des matières premières, ce qui signifierait aussi que des ruptures soient évitées, l’inflation 2022 se monterait entre 3,5 % et 4 % en Europe et autour de 7 % aux Etats-Unis. Ces projections comme celles de croissance reposent sur un retour au calme, pour que les modèles économiques théoriques puissent s’appliquer. A la Banque Centrale Européenne, les économistes avancent un effet négatif de l’ordre de 0,5 % sur la croissance de la zone euro. C’est sans doute plutôt mesuré, compte tenu des effets amplificateurs de l’inflation sur l’activité et du surplus de désorganisation des circuits de production alors que ceux de l’après-Covid ne sont pas réglés. Les perspectives – toujours sur la base d’une stabilisation des choses – vont être revues en baisse pour commencer : croissance mondiale dans une fourchette de 3 % - 3,5 % au lieu de près de 4 % anticipés. Une révision d’environ 1 % en Europe (pour viser un peu plus de 3%) et de 0,4 % aux Etats-Unis et en Chine (pour viser 3,7 % et 4,8%)
On pèse le poids des incertitudes dans ces scénarios. Il y en a une de plus qui en découle : la confiance des agents économiques. Son évolution au gré des suites du conflit, mais aussi des problèmes de coûts et des approvisionnements, va ajouter de la volatilité. Cela peut réduire l’activité, mais aussi au contraire la relancer. Dans ce panorama, il y a justement un facteur positif : la relative sérénité des marchés financiers. Par rapport au début de la guerre en Ukraine, la baisse des Bourses est encore sensiblement inférieure aux pics de baisse observés dans des situations comparables et qui se montent à 9 %. On n’est pas loin de ces niveaux si on prend la référence du début de l’année mais la première jambe de baisse peut être imputée à des anticipations de politiques monétaires, en particulier à la Fed. Avec un certain cynisme, les investisseurs anticipent précisément une certaine réserve dans la normalisation de la monnaie après trois ans de subvention à la valorisation des actifs. Les risques de décrochage conjoncturel poussent à décaler les hausses de taux ou les reprises de liquidités, quitte à accepter une stagflation temporaire. Les valorisations ne seront pas réduites par des mesures de ce type, au moins le temps que la situation géopolitique se stabilise. Les masses disponibles pour les investissements financiers sont là et elles soutiennent les cours. Les marchés financiers prennent le pari d’un règlement de la crise sans trop de casse et cherchent surtout à profiter de la consolidation qui est pour le moment loin d’être une correction.
Ce pari du maintien des gains en capital accumulés grâce après de 5 ans de fuite en avant monétaire pourrait se heurter à deux épreuves. La première serait une rupture de la confiance dans les Banques Centrales. Avec les sanctions financières, elles ont manifesté leur dépendance aux gouvernements. Le mythe de l’indépendance est cassé. Les investisseurs peuvent réagir très négativement si, face à une inflation de 7 %, les taux directeurs américains n’étaient pas relevés. Une cassure sur le marché obligataire serait possible. La deuxième épreuve pour des marchés bien optimistes au total serait une désorganisation en profondeur du système bancaire mondial sous la pression de défaillances que la Russie pourrait exporter. Evidemment, dans cette hypothèse extrême, les sanctions seraient levées et les banques centrales à la manœuvre ... y compris la banque centrale russe. Le coût de politique intérieure américaine serait tel qu’on peut imaginer que la réaction à une crise financière mondiale serait la plus tardive possible. On est – vraiment – loin d’en être là et c’est la sérénité des investisseurs qui marque la conjoncture. Il y a une certaine fuite vers la qualité (dollar, franc suisse, obligations souveraines les plus cotées) qui est naturelle, mais est sans excès. Il y a dans ce fly to quality un gagnant qui rend perplexe : le bitcoin. La contrevaleur en dollars de la cryptomonnaie vedette a gagné 15 % depuis le 23 février, veille de l’attaque russe. Elle a regagné 30 % depuis le creux du 24 février. Le blocage de transactions russes ou celui d’actifs placés dans des banques occidentales s’est ajouté au laxisme attendu de la part de la Fed ou la BCE. Une cryptomonnaie n’est pas susceptible d’être bloquée. Elle conserve ses possibilités d’échange. Elle a une gestion monétaire indépendante des Etats au moment où les Banques Centrales ont abandonné l’affichage de leur « indépendance ».