Le jeu des paris des évolutions sur le terrain en Ukraine, sur les champs diplomatiques plus ou moins divers ou sur celui des propagandes plus ou moins réciproques, ne peut pas vraiment se baser sur des faits ou des directions. Les hypothèses, qui emmènent chaque jour les séances boursières dans des directions opposées, le font dans des proportions qui traduisent l’instabilité des perspectives. Cela dit, après deux semaines de guerre, il y a un passage économique qui apparaît acté et peut être pris en compte : le changement de donne sur les matières premières et les produits agricoles. Et des cours de ces produis qui ont enregistré cette entrée dans une ère nouvelle.
L’envolée des cours depuis le début de l’attaque russe est spectaculaire. Les désorganisations du temps de guerre sont venues se greffer sur une croissance économique post-covid qui était bridée par une crise de l’offre. Les conséquences de la guerre – les « sanctions » infligées à la Russie par les Etats-Unis et leurs alliés – annoncent plus de pénuries encore et, sans attendre les marchés ont commencé à anticiper. L’indice Bloomberg Commodity affiche une hausse de 11,5 % depuis le début de la guerre, portant à 29 % le renchérissement depuis janvier. Derrière l’indice qui amortit un peu le choc – avec cependant 60 % liés à l’énergie et aux produits agricoles – des records absolus sont dépassés. Si on compte en euros, c’est le cas pour le baril de pétrole, pour le gaz, pour les céréales, et sur pas mal de métaux. En un an, les niveaux en euros ont été multipliés au minium par 2,5, et vont jusqu’à 7 fois. La facture majorée si fortement – en particulier pour l’énergie – est un peu un « avatar impossible » de la démondialisation : chaque pays se recentre sur ses productions et n’hésite pas à profiter de positions de force. Elles sont décuplées aujourd’hui du côté du pétrole, du gaz et de l’ensemble des matières premières ou des productions agricoles. C’est aussi un renchérissement de la facture et des effets récessifs qu’annonçaient déjà les engagements climatiques. Dans les niveaux actuels, certaines sources alternatives d’énergie peuvent être rentables, mais leur montée en puissance impliquera une énergie très durablement chère et des tensions plus fortes encore sur les métaux et même les produits agricoles. Les scénarios de moyen et de long terme visent au-delà du conflit. L’environnement de l’après-guerre débouchera sur plus de visibilité sinon sur un retour à la mondialisation pacifiée des années 2010. Il va falloir faire avec des effets récessifs et de l’inflation pour approcher la nouvelle donne qui sera être jugée en amont par les marchés dont la fonction est d’anticiper.
La démondialisation impose finalement une géopolitique qui est celle de la redistribution. En se centrant sur les conséquences sur l’énergie, on peut départager de vrais gagnants et de vrais perdants. Parmi les premiers les pays émergents producteurs, même si le bilan global, comprenant l’énergie, les métaux et les produits agricoles peut relativiser les bilans. La Chine s’inscrit parmi les gagnants : elle n’aura pas plus de problème d’approvisionnement de gaz et de pétrole et elle ne paie pas ce qui vient de Russie sur des prix de marchés. Elle va bénéficier des ressources du pays désormais vassalisé qu’est la Russie. Elle-même est exportatrice de métaux stratégiques. Les Etats-Unis sont les gros gagnants : exportateurs nets de pétrole et de gaz, les renchérissements jouent pour eux favorablement sur le produit intérieur brut et sur les balances de paiement. La crise énergétique n’en est pas une pour eux, à la nuance du poids sur la consommation. Du coté des perdants, les pays émergents importateurs nets de gaz, de pétrole, de métaux, de produits agricoles ou d’engrais. Bien sûr, la Russie va être le pays émergent le plus touché puisqu’il va l’être par le biais des sanctions. Mais le grand perdant, c’est l’Europe qui va encaisser une facture énergétique presque doublée et des multiplications de prix pour les métaux, les engrais et produits agricoles. La guerre est sur son continent et le développement au sein de sa coalition de l’OTAN est géré avec les intérêts américains comme priorité.
L’inflation est évidement une conséquence directe de la facture des fameuses sanctions américaines. Déjà, depuis la fin de l’année dernière les banquiers centraux à New York et à Francfort avaient renoncé à qualifier la dérive des prix de « transitoire » ou de temporaire ». Une part structurelle ne pouvait pas durablement être niée. Sans attendre le choc de mars, des niveaux records inconnus depuis le début des années 1980 avaient été retrouvés dans la zone euro (5,8 % en février après 5,1 % en janvier) ou aux Etats-Unis (7,9 % après 7,5 %). Dans les deux cas, la facture énergie + alimentation pesait déjà pour plus de 50 % de la hausse. Cependant l’inflation sous-jacente marquait tout de même une hausse de plus de 6 % aux Etats-Unis où une certaine spirale prix-salaires est nettement enclenchée. L’Europe est en retard sur ce plan mais ne semblait pas devoir y échapper. La tendance est lourde : un contre-choc demanderait ou demandera de gros investissements de production qui sont hors de portée pour viser un retour des coûts à une échéance de moins de deux ou trois ans. Le choc de l’énergie et des matières premières est d’une ampleur qui peut être comparée aux deux chocs pétroliers des années 1970. Pour cette année, les projections d’inflation sont relevées dans les cabinets d’économistes de près d’un point (ce qui cible 6,5 % aux Etats-Unis et 5 % dans la zone euro). La modération en 2023 qui était attendue respectivement à 3 % et 2 % apparaît déjà hors des clous. Sur fond de raccourcissement des circuits de production et de consommation et du maintien d’une part des engagements climatiques si inflationnistes, la dérive des prix est plutôt durablement installée au total.
Cette ère économique nouvelle de choc de prix et d’approvisionnement ne va pas permettre au rebond post-covid de se développer. D’une façon globale, le PIB américain n’est pas en danger du fait de la production interne ; la conjoncture chinoise peut tabler sur des soutiens monétaires venant atténuer sa gestion très rigoureuse. Il y a de la marge pour arriver à l’automne au XXème congrès du parti sur une tendance de 5 % de croissance. Mais, dans ces zones aussi et, bien sûr en premier lieu en Europe ou au Japon, l’inflation va peser sur la consommation. La révision de la croissance mondiale va beaucoup discriminer : d’un côté les gagnants (Etats-Unis, Chine émergents exportateurs nets de matières premières et agricoles) qui vont résister dans la baisse ; de l’autre les perdants Europe, Japon, pays émergents importateurs nets. Les estimations sont à prendre avec un vrai recul. Cependant, sur la base des chocs précédents, y compris les chocs pétroliers de 1974 et 1979, la perte de PIB cette année et au moins au premier semestre 2023 peut-être estimée autour de 1 % aux Etats-Unis et de 2 % en Europe. Si le blocus américain sur les exportations russes devait être appliqué en Europe, la perte d’activité pourrait atteindre 4 % cette année selon les économistes de la Coface. Cela signifierait une croissance proche de zéro. On n’y est pas et on est loin d’y aller. Mais inflation élevée et croissance faible, cela a un nom : la stagflation. C’est le risque pour l’Europe qui l’a connue et plus encore pour le Japon qui l’a encore plus connue.
Face à un degré d’incertitude, qui peut être jugé à la volatilité des marchés, les banques centrales doivent trouver une voie pour éviter le piège de l’inflation qui pèserait sur la croissance potentielle et, plus encore celui de la stagflation. Les forces de stabilisation des marchés jouent. Même si la fuite vers la qualité a pu amplifier la tendance, les devises répercutent ce monde de moindre croissance globale et de distribution discriminante de la croissance et du ralentissement. Depuis le début février, l’euro est revenu de 1,14 dollar à 1,10 en étant passé par 1,09. Le gagnant de la guerre est le gagnant de la devise. Les investisseurs prennent en compte les perspectives de croissance supérieures et, en conséquence, celles d’évolution de taux d’intérêt favorisant la devise américaine. La Banque Centrale Européenne a beaucoup surpris cette semaine. Mme Lagarde a annoncé l’accélération de son plan de réduction des achats d’actifs. Ces achats seront terminés avant l’automne. Même si une flexibilité de la politique est proclamée, le durcissement n’était pas attendu et va poser la question du financement des plans budgétaires de maintien de la conjoncture. Pour passer la main aux Etats, la BCE doit permettre leur financement. Les projections des économistes de Francfort font preuve d’un optimiste volontariste pour prendre en compte la conjoncture nouvelle : leurs estimations de la croissance 2022 ont été ramenées de 4,2 % à 3,7 %, celles pour 2023 maintenues (2,8 % contre 2,9%). Un effet négatif de seulement 0,5 % pour le produit intérieur brut de la zone euro cette année est franchement dans le bas des analyses. Sur le front de l’inflation, même sérénité. Si le diagnostic 2022 est majoré de 3,2 % à 5,1 %, la théorie du « temporaire » est réaffirmée avec une projection 2023 de 2,1 %. Une position que ne partagent pas les investisseurs si on regarde les anticipations de taux à 5 ans, sensiblement supérieures à l’objectif de 2 % de la BCE. Du côté américain la conjoncture qui va nettement mieux résister donne des arguments à la Réserve Fédérale pour engager fermement sa politique de normalisation. Les hausses de taux directeurs dans les 18 mois seraient confirmées à sept fois ce qui porterait la fourchette des fonds fédéraux à 1,50 - 2 %. Cela apparaît plutôt comme un minimum au vu des hypothèses d’inflation et de croissance. Dans le même temps, le bilan de la Fed va être réduit par réinvestissement seulement partiel des échéances.
Au-delà de la communication récente, la tendance est là : la BCE va être coiffée dans ses ambitions de durcissement ; la Fed va être beaucoup plus offensive face à l’inflation. Les risques de stagflation s’annoncent comme le grand défi dans la zone euro. Si les perspectives restrictives annoncées par Mme Lagarde n’ont pas provoqué de réactions sur des marchés dominés par l’actualité ukrainienne, une confirmation devrait impliquer un élargissement de la décote des actions européennes – et singulièrement des Midcaps - par rapport aux américaines. Taux et tendance macroéconomique vont de plus pousser encore le dollar. Le gagnant de la nouvelle donne est là, mais la réduction de la taille des bilans des banques centrales va coiffer les rebonds boursiers post-covid et post conflit.