Les grandes banques centrales ont donné à la fois leurs diagnostics et leurs ordonnances. C’est le cas des deux côtés de l’Atlantique : la Réserve Fédérale américaine et la BCE ainsi que la Banque d’Angleterre. Les réunions des comités de politique monétaire des derniers jours se devaient de prendre en compte les premières conséquences de la guerre en Ukraine et, singulièrement, celles des « sanctions » prises par le camp américain vis à vis de la Russie. La conjoncture ne s’est peut-être pas encore modifiée, mais évidemment va l’être. Au bilan, c’est l’entrée dans une nouvelle ère monétaire est confirmée, les fondamentaux jugés de moyen et long terme prenant le pas sur les incertitudes géostratégiques du moment.
La Banque Centrale Européenne a frappé la première le 10 mars. Mme Lagarde, sa présidente, a pris les marchés un peu de court, adoptant un ton nettement plus dur que ce qui était attendu. Francfort s’apprête en effet à suive la Réserve Fédérale américaine en réduisant les doses de ses injections monétaires (c’est le tapering). Le programme d’achats d’actifs va être diminué en mai et en juin. Suivant la conjoncture il pourrait être maintenu, mais si l’inflation devait se maintenir à son niveau actuel ou un peu baisser, il pourrait être encore allégé, voire supprimé dès le troisième trimestre. La possibilité – et même la perspective - d’arrêt des achats met en avant celle de relèvement des taux directeurs qui devra suivre. Pour autant, la BCE a annoncé une navigation à vue sur le front des taux d’intérêt. Les deux dispositifs monétaires sont en quelque sorte découplés et les taux directeurs pourraient donc être maintenus à zéro pendant que les injections monétaires sont supprimées, voire même des liquidités reprises avec une réduction du bilan de la banque centrale. Cette position met en évidence l’analyse des économistes de Francfort : les effets inflationnistes des achats d’actifs « ont tendance à s’accroître avec le temps » ce qui conduit à les interrompre pour lutter contre la dérive de la monnaie. En revanche, les perspectives de croissance plutôt fragiles et même médiocres peuvent inciter à soutenir l’activité avec de l’argent gratuit. Restera un point de sensibilité : l’attitude des investisseurs qui peuvent toujours vouloir faire le travail de la BCE face à l’inflation sur les taux longs (en les poussant à la hausse).
Les annonces de la Réserve Fédérale américaine ciblent aussi l’inflation, mais ne marquent pas la crainte d’un décrochage de l’activité. M. Powell a en effet indiqué le 16 mars que la priorité étaient mise sur les prix sans réserve. Il reconnaît le niveau inconnu depuis 40 ans qu’a atteint leur dérive. La réduction du bilan de la Fed va débuter cet automne. L’excès de monnaie est considéré aussi aux Etats-Unis comme entraînant des effets croissants sur l’inflation. Le chemin sera long vers un retour à un peu d’orthodoxie monétaire, mais les risques sont suffisamment présents pour que la fuite en avant soit inversée. La dynamique de l’économie permet de compléter cette lutte anti-inflationniste par des hausses de taux d’intérêt sans craindre la stagnation qui contraint la BCE. M. Powell a franchement surpris cette semaine. Le premier relèvement depuis 2018 de 0,25 % de l’objectif des T-Bills (pour une fourchette 0,25 % -0,50 %) était attendu. Il a de plus annoncé que les membres du Comité de politique monétaire visaient le niveau de 1,9 % en décembre. C’est supérieur d’un point à la position d’il y a seulement trois mois. La flexibilité est même annoncée pour accélérer en cas de besoin au vu de la spirale prix-salaire bien engagée. Le niveau de 2,9 % est en tout cas envisagé pour 2023.
Derrière le durcissement monétaire des deux banques centrales (qui est aussi celui de la Banque d’Angleterre), on relève une nette différence. La Réserve Fédérale s’appuie sur une croissance forte et bien accrochée et ses anticipations – même plutôt optimistes - d’inflation de 4,3 % cette année justifient déjà la vigueur du resserrement. Ce traitement de cheval en vue permet à ses économistes de tabler sur une dérive des prix ramenée en 2023 à 2,7 % C’est le niveau qui était anticipé fin décembre pour cette année. L’objectif de 2 % n’est cependant pas espéré pour 2024 (projection de 2,3%). Du côté européen, ce n’est pas une croissance forte qui peut être légèrement ralentie par la gestion monétaire qui est le scénario. Il s’agit de lutter à la fois contre le ralentissement et l’inflation, la stagflation. Un mot oublié depuis plus de 40 ans. En décembre, les économistes de la BCE anticipaient une croissance de la zone euro de 4,2 %, se réduisant à 2,9 % en 2023 pour chuter à 1,6 % en 2024. Ils annonçaient pour cette année 3,2 % d’inflation et nettement moins de 2 % les années suivantes. C’est l’époque ou l’inflation était encore jugée «transitoire».
La guerre fait entrer les économies dans un monde bien transformé. A lire les politiques monétaires, à lire aussi l’évolution des monnaies et des taux longs, on relève que les tendances sont en fait amplifiées plutôt que modifiées. Les Etats-Unis s’annoncent comme les grands gagnants de la nouvelle donne géopolitique. Leur économie ne devrait être entamée qu’à la marge cette année – consommation et confiance des acteurs économiques – puisqu’ils sont excédentaires en énergie, exportateurs de céréales, même si la hausse générale des matières premières va les toucher. La perte de produit intérieur brut est estimée à 0,5 % environ. Le sujet pour la Fed est bien de contenir l’inflation et même la croissance d’une certaine façon. L’Europe qui allait moins vite avant-guerre va supporter cette année un effet de récession lié aux fameuses sanctions pour 1,5 % à 2,5 %. Les hypothèses volontaristes de la BCE – inflation de 5,1 % et croissance de 3,7 % - vont être dépassées pour la première, minorées pour la deuxième. Les écarts de conjonctures des deux côtés de l’Atlantique sont renforcés alors que l’inflation n’épargnera pas la zone en croissance plus faible. Les politiques monétaires vont encore renforcer les écarts. Enfin, la conjoncture mondiale ne va pas aider cette année et l’année prochaine, avec la gestion chinoise de normalisation financière couplée avec les actions ponctuelles assurant l’objectif de croissance 5 %, mais pas davantage.
L’économie mondiale portée par un cycle synchrone appartient au passé, d’autant qu’au sein des pays émergents, les écarts vont être plus importants encore entre producteurs nets de matières premières ou agricoles et importateurs nets. Au total, l’affaire d’Ukraine n’a pas modifié les stratégies de normalisation monétaire en Europe et aux Etats-Unis. Cela peut durer, mais il y a un avertissement et une réalité de long terme. L’avertissement, c’est la hiérarchie des taux d’intérêt américains. Les rendements des emprunts du Trésor à 10 ans sont seulement supérieurs de 0,2 % à ceux à 2 ans. Ce n’est pas une courbe inversée qui serait signe d’une anticipation de récession, mais c’est déjà celui d’une certaine méfiance vis à vis du cycle alors qu’une série de hausse des taux directeurs est enclenchée. La réalité, c’est l’installation durable de l’inflation, les matières premières renforçant les éléments fondamentaux déjà en place avant le 24 février : hausse des salaires, raccourcissement des circuits de production et désorganisation des approvisionnement, démondialisation, contraintes climatiques. Les ruptures de conjoncture donnent des effets décalés, les agents économiques s’adaptant progressivement. La politique monétaire va être moins favorable aux actifs. Mais les taux réels toujours négatifs et même toujours plus en Europe en raison de l’inflation, ajoutés à des efforts budgétaires vont permettre des rebonds dans les périodes de stagflation.