Les investisseurs ont fait leur scénario pour l’issue de l’élection présidentielle française. L’incertitude effacée à leurs yeux ne règle évidemment pas la situation politique française qui sera dessinée par les législatives et par des programmes qui semblent converger vers les propositions qu’a porté M. Mélenchon (tentatives entre deux tours des candidats de récupérer des voix de l’électorat d’extrême-gauche). Cependant, les marchés optent pour un consensus d’une nouvelle période d’immobilisme politique dans notre pays. Ils ne trouvent pas de raison d’en être spécifiquement inquiets après les années d’envolée du prix des actifs. Ils prennent surtout en compte les marges de manœuvre internes limitées dans un contexte international bien différent de celui qui était anticipé encore en début d’année. Un état de guerre supposée froide dans laquelle les pays du G7 sont de fait engagés a des conséquences (très) lourdes et dont on commence seulement à enregistrer des signes. La croissance et l’inflation sont les contraintes de l’équation à multiples inconnues qu’est la géopolitique postérieure au conflit.
La Banque Mondiale a révisé au lendemain de Pâques son estimation de croissance mondiale pour cette année. La projection de l’institution bancaire supranationale est – c’est bien sûr un paradoxe – un indicateur retardé. Les instituts de recherche économique, les divers organismes de statistiques, y compris ceux s’appuyant sur des indicateurs instantanés, et les marchés financiers eux-mêmes, ont pris les changements en compte en amont. Pour autant, précisément parce que l’indicateur est retardé, l’annonce du changement de donne est convaincante. Après l’exceptionnel exercice 2021 marqué par les rebonds post-Covid ayant amené la croissance mondiale à 5,7%, le scénario de début d’année tablait sur une prolongation de la conjoncture et s’établissait à 4,1%. Quatre mois plus tard la Banque Mondiale annonce – prudemment – 3,2%. Cette estimation en recul de pratiquement 1% du produit intérieur brut mondial ne peut être considérée comme un point d’appui. Au FMI, on insiste sur la montée des incertitudes liées à la guerre d’Ukraine, venant après (ou encore pendant ?) la crise sanitaire. Selon son économiste, l’économie de guerre impacterait négativement 143 pays en fragmentant de plus en plus l’économie mondiale en blocs géopolitiques. C’est l’Europe et l’Asie centrale (incluant la Russie et l’Ukraine) qui pèsent directement et rapidement le plus sur le solde mondial, avec une baisse globale du PIB estimé de 4,1% par rapport aux attentes. Les avertissements du FMI et de la Banque Mondiale sont un peu un rappel à la réalité : la guerre a des conséquences qui seront sévères en Europe voire au Japon, très sévères dans une partie des pays émergents (importateurs de produits agricoles et/ou de matières premières ou même fortement exportateurs), atténués en Chine et aux Etats-Unis. Mais la tendance mondiale va y coiffer des conjonctures déjà fragilisées. Le flegme des marchés financiers reflète d’une certaine façon l’insouciance des populations pour lesquelles la guerre est une notion historique plus que la violence qui s’impose. Cette guerre n’est pas mondiale et, vu des Etats-Unis par exemple, peut paraître un de ces conflits exotiques qui ont jalonné son histoire depuis la fin de la guerre du Viêt Nam. Le cas est pourtant bien différent avec l’entrée en jeu de conseillers militaires qui rappelle justement l’engrenage du Viêt Nam sous l’administration Kennedy. Il est surtout différent en raison du poids de la zone de guerre (l’Europe) dans l’économie mondiale, de celui des pays « hors G7 » ou même « hors OCDE » qui forment un bloc plutôt neutre, et, enfin en raison de la crise des matières premières et agricoles qu’il provoque déjà.
Les matières premières sont durablement entrées dans une conjoncture d’offre contrainte. Trois grandes conséquences sont engagées : une crise des circuits d’approvisionnement et de production, une hausse des cours qui s’installe et le risque de crises alimentaires. Les ruptures d’approvisionnement industriels viennent se greffer sur des circuits de production largement secoués par l’épidémie. La Chine suit toujours une stratégie sanitaire qui pèse sur sa croissance et ses exportations. Les objectifs de 5,5% pour l’année qui sont plutôt modestes ne seront tenus qu’à coup de dépenses publiques. En tout état de cause, ce ne sera pas sa croissance et même la croissance en général qui va permettre la réorganisation des circuits de production. Celle-ci ne pourra être acquise qu’au prix d’une expansion faible, voire de récessions ponctuelles. La conjoncture de prix des matières premières élevés, y compris de l’énergie, mais pas seulement, est une donnée qui ne sera pas remise en question, même par un cycle (beaucoup) plus modéré. Le retour à des équilibres bouleversés par la guerre s’annonce long et, en sus, la part des politiques climatiques qui sera finalement effectivement suivie sera hyper-inflationniste. Les avertissements de risques de crise alimentaire ne doivent sans doute pas être pris au pied de la lettre. Mais Mme Georgieva, la patronne du FMI n’a pas lancé par hasard son slogan « une guerre en Europe engendre la faim en Afrique ».
Ces matières premières chères renforcent une inflation qui, malgré les proclamations de la Réserve Fédérale ou de la Banque Centrale Européen, n’a pas été transitoire et est bien installée. Les débats théoriques cherchant à distinguer l’inflation « cœur » de la donnée finale brute ne semblent pas avoir grand sens pour le moment. Bien sûr les 8,5 % d’inflation enregistrés aux Etats-Unis sont un pic en raison des effets de base des cours du pétrole. Mais ce qui est avéré, c’est une dynamique des coûts, en particulier salariaux et l’installation chez les agents économiques (mais un peu moins sur les marchés financiers) d’une montée des anticipations d’inflation. En Europe, la boucle prix – salaires n’est pas engagé de façon synchrone, mais l’Allemagne et le Bénélux, puis sans doute la France vont mener ce mouvement. De coté de l’Atlantique aussi, l’inflation est dans les esprits indépendamment de l’engrenage. Les économistes de BNP Paribas ont relevé que le solde net des entreprises prévoyant de relever leur prix de vente dans les trois mois continue d’augmenter. L’enquête de la Commission européenne présente un solde de 58% d’entreprises qui vont augmenter leurs prix dans les trois mois, ce qui est le plus haut niveau depuis la mise en place de l’enquête en 1985 (voir graphique ci-dessous). L’inflation installée est aussi alimentée par l’endettement général des économies : il n’est pas utile de revenir sur les dettes publiques, mais le FMI a pointé aussi une hausse des ratios privés face à la récession de la Covid. La hausse de la dette privée en 2020 a représenté 13% du PB mondial en 2020 et l’année dernière n’a pas permis de rétablissement, au contraire.
La croissance mondiale apparaît au final largement freinée par l’environnement. Le commerce mondial va continuer à être sous pression, la désinflation de la mondialisation fortement réduite. L’inflation fait évidemment baisser les dettes en termes réels, mais à la condition qu’elle n’installe pas une croissance faible. La stagflation n’enrichit pas les débiteurs. Cette montée générale des incertitudes implique le maintien de la fuite en avant des politiques budgétaires, avec, en sens inverse, des gestions monétaires plus orthodoxes et visant précisément à lutter contre une stagflation. La Réserve Fédérale américaine va devoir accélérer ses resserrements monétaires. La Banque Centrale Européenne doit faire avec la gestion d’une forte décroissance de la zone euro, mais d’une inflation qui est encore dans la dynamique. Elle a semblé la semaine dernière mettre un peu de nuance dans ses perspectives de durcissement. La vive réaction des marchés obligataires a sans doute conduit à cette évolution mesurée. Cependant, plus que la gestion monétaire, la direction des économies – et finalement à un moment des marchés financiers – sera donnée par la stabilisation géopolitique qui devra suivre le conflit. En temps de guerre, la propagande empêche de s’y projeter, mais on comprend déjà que c’est autour de la Chine et des Etats-Unis que le Yalta économique de demain va donner la règle du jeu. En attendant les marchés financiers et – toujours – la subvention des banques centrales doivent permettre de gérer l’incertitude.