Les périodes de ralentissement de la croissance sont bonnes pour le dollar. La corrélation inverse à celle de l’activité se confirme cette année. Au-delà même, la force de la devise américaine est en l’espèce alimentée par des facteurs multiples assez divers. Ce retour du billet vert marque un peu globalement l’entrée du monde dans une nouvelle ère géopolitique certes, mais aussi économique : le cycle de croissance synchrone a fait long feu. Les grandes zones sont placées sur des tendances bien distinctes, voire opposées. Le change répercute les écarts conjoncturels, les anticipations de croissance et, bien sûr, aussi celles des politiques monétaires.
La hausse de la devise américaine n’est pas une illusion. Début 1999, quand l’euro a été créé, il valait 1,1742 dollar. La parité avait trouvé un niveau de 1 pour 1 (hausse du dollar face à l’euro) au début de l’année 2000, pour établir un point bas (record du dollar sur la période) à l’automne 2000 à 0,852 dollar pour un euro. Soit 1,17 euros pour un dollar. La crise financière de la bulle des TMT était passée par là. Cette semaine, la parité tutoie 1,05 dollar pour un euro : c’est le record pour le billet vert depuis 21 ans. Le plus haut de la fin 2016 (le plus bas de l’euro face au dollar) a été dépassé et c’est une rupture pour un historique stable depuis 4 ans. De juin 2017 au début de cette année, la parité avait varié entre les bornes 1,10/1,20 avec des incursions temporaires en dehors suivant les informations de l’épidémie de la Covid. En un an, le dollar a gagné 15,5 % face à l’euro, 19,3 % contre yen, 16,6 % vis à vis de la livre sterling. Face au yen (+8,8%) et au dollar australien (+10,3%) la hausse est plus modérée alors que l’appréciation de 3,8 % en yuan chinois provient d’une baisse très récente de la devise chinoise liée aux blocages anti-Covid. Les devises des deux plus grandes économies du monde avaient varié en parallèle jusqu’à la deuxième semaine d’avril. Un symbole de cette santé de la devise américaine pourrait être le retour à la parité en euro dans les semaines qui viennent. Ce serait un retour au début des années 2000 et à la mondialisation renaissante. En 20 ans le produit intérieur brut chinois a été multiplié par 12, celui des Etats-Unis par 2,5, celui de l’Union Européenne par 2,1, celui du Japon est resté stabile (+4%).
Le change finalement marqué par une grande stabilité de janvier 2014 au début de cette année reflète aujourd’hui une rupture de conjoncture. En premier lieu, bien sûr l’infléchissement de la croissance mondiale. Après le rebond conjoncturel post-covid, le scénario 2022 des institutions internationales d’une croissance mondiale de 4,1 % établi en janvier a dû être abaissé à 3,2 % le mois dernier. Pour reprendre la formule de Kristalina Georgieva, la patronne du Fonds Monétaire International, « une crise (l’Ukraine) s’est ajoutée à une crise (de la Covid) ». Les perspectives 2023 prolongeaient le trait en visant un modeste 2,4 % de croissance contre encore 3 % en janvier. Depuis, les conséquences de la guerre d’Ukraine se sont aggravées avec en particulier la perspective de redéploiement des exportations énergétiques russes vers l’Est et le Sud et leur suppression vers l’Europe. Depuis une nouvelle crise s’est encore ajoutée : celle de la Covid sauce chinoise. Depuis enfin, les statistiques constatées pour le 1er trimestre aux Etats-Unis et en Europe ont donné la mesure du ralentissement, avec respectivement, une contraction de 1,4 % et un score limité à 0,2 % (et même une stagnation en France). Le score trimestriel de 4,4 % affiché par la Chine est sensiblement inférieur à l’objectif fixé pour l’année par le parti communiste de 5,5 % et apparaît plutôt fragile. Bien sûr, des effets de base et la fin d’un fort restockage ont joué, mais le dollar fort est bien la marque d’un tournant du cycle mondial.
Les mouvements des devises sont par ailleurs amplifiés par la redistribution de l’activité au plan mondial. Les effets directs de la guerre d’Ukraine – hausse très durable des cours des matières premières, tensions sur lest approvisionnements agroalimentaires, risques d’extension à l’Ouest des opérations militaires – vont pénaliser l’Europe pendant une longue période. En face, ils vont doper à terme l’économie américaine, exportatrice de produit énergétiques et gagnante d’une économie de guerre. A terme aussi, la Chine qui va pouvoir importer massivement du pétrole et du gaz russes à tarifs cassés, profitera d’un avantage comparatif avec l’Europe. Les deux géants mondiaux sont placés sur une tendance de croissance qui se réduit, mais on peut anticiper une amélioration sensible au cours de l’été. L’économie américaine s’appuie sur un marché du travail qui entraînera le rebond. La Chine saura tirer profit d’une ère post-Covid (si l’épidémie est bien enrayée et que zéro Covid ne devient pas zéro PIB) et aura sous le pied le moment venu des marges monétaires et budgétaires de soutien à l’activité. En revanche, les blocages chinois actuels sont et vont rester très pénalisants du fait des goulets d’étranglement affectant les approvisionnements pour l’industrie européenne (allemande et italienne en particulier) bien davantage que pour l’américaine. La redistribution de la croissance mondiale est le deuxième facteur de hausse du dollar.
Le tournant de conjoncture est enfin monétaire. C’est bien sûr la conséquence des fondamentaux du nouveau cycle. Face à une inflation qui est bien installée, y compris pour sa composante « cœur », la gestion monétaire doit se focaliser sur un risque : la stagflation. C’est à dire une inflation qui resterait dans ses niveaux actuels et qui, finalement, coifferait la croissance économique, allant vers ce couple maudit d’expansion faible et de prix en hausse continue. La responsabilité de cette nécessaire stratégie repose sur le Réserve Fédérale. La dynamique de l’emploi aux Etats-Unis a permis à Jerome Powell, le président de la Fed, de faire preuve de fermeté dans les propos. Reste pour son comité de politique monétaire à mener à bien une double action restrictive : la réduction du bilan, donc une pression sur les concours à l’économie, la hausse des taux directeurs. On y est. Les marchés obligataires ont commencé à faire le travail, mais les hausses offensives annoncées à la Fed laissent envisager une hiérarchie inversée des taux d’intérêt (les taux long terme inférieurs au court terme), annonciatrice d’une croissance très faible, voire d’une récession. Les grands argentiers américains sont prêts à prendre le risque sur la conjoncture, tant ils sont passés de la négation de l’inflation à la mobilisation la plus déterminée pour la contrer. La hausse des taux courts est en tout cas un facteur supplémentaire de hausse du dollar. La rémunération joue mécaniquement. L’inflation exportée des Etats-Unis par sa monnaie couplée à la hausse des matières premières, devrait conduire les autres grandes banques centrales à aller plus loin encore que la Fed. Mais leur retard de croissance dû à l’environnement conjoncturel général va au contraire les freiner. Ainsi, les politiques monétaires vont aussi pousser le dollar à la hausse.
La fuite vers la qualité (et plus de sécurité) s’est coagulée avec ces facteurs de hausse du dollar. Les dégâts de la conjoncture des matières premières sur l’économie mondiale et, très sévèrement sur les pays émergents importateurs nets, vont se développer progressivement. Les Etats-Unis vont être gagnants de l’économie de guerre et leur devise aussi en conséquence. 15 % à 20 % d’appréciation en un an face à des devises comme l’euro ou le yen, c’est beaucoup. Mais l’analyse incite à anticiper plus. La balance avec les actifs mis sous pression par l’appréciation du billet vert va jouer, mais la tendance est là : le dollar est l’actif qu’il fallait avoir pour trouver de la performance. Et il le reste. On parle – et les termes choisis à la Fed le confirment - d’un retour à une conjoncture d’il y a 50 ans. La certitude c’est l’inflation. La force du dollar en est une aujourd’hui. En six ans, de janvier 1980 à janvier 1986, il avait pris 26 % contre un euro recalculé.