Depuis le 24 février et le déclenchement de la guerre d’Ukraine, les marchés financiers ont évolué suivant des scénarios répliquant les réactions historiques qui ont été les leurs lors des grands événements géopolitiques de la deuxième moitié du XXème siècle. Une première phase immédiate de plongée a été alimentée par des réflexes de précaution face à des incertitudes qui n’étaient pas (du tout) anticipées : -9 % pour les grandes actions américaines par rapport au début février, -17 % (Eurostoxx 50) à -19 % (CAC 40) sur les européennes, -13 % sur le segment le mieux valorisé en termes de ratios, le Nasdaq. La deuxième phase – celle du rebond - s’inscrivait dans les scénarios de prise en compte des fondamentaux des économies et des taux d’intérêt : à la mi-mars, l’essentiel des pertes avait été effacé, les déchets en un mois se fixant entre 2 et 4 %. Le Nasdaq faisait mieux en dépassant légèrement son niveau du début févier. La troisième phase a dû s’affranchir des réactions, y compris techniques, pour trouver des équilibres fondés sur l’analyse. Avec le recul de deux mois, la première baisse a été confirmée : les reculs sur la période vont de 9 % (Dow Jones) à 14 % Nasdaq en passant par 10 % (CAC 40) et 12 % (Eurostoxx). Les dix derniers jours ont ainsi vu revenir les pressions vendeur en réactions au durcissement du conflit, des risques sur la croissance et de la réalité inflationniste. Le sujet de gestion de portefeuille est de juger à quel point ces risques sont bien anticipés, à quel point, ils sont « dans les cours » suivant la formule des marchés financiers.
La guerre d’Ukraine prend progressivement un profil de guerre mondiale. La possibilité qui semblait exclue au départ d’une défaite militaire de la Russie ou, tout au moins, d’une résistance ukrainienne durable, semble avoir renforcé les clans interventionnistes de la coalition américaine rassemblant l’essentiel des pays de l’OCDE qui produisent 62 % de la richesse mondiale. Les livraisons d’armement à l’Ukraine et l’envoi de conseillers militaires indispensables pour leur utilisation est un scénario qui réplique la désastreuse guerre du Viêt-Nam. On n’en est évidemment pas arrivé à un point de non-retour débouchant sur la guerre dans l’ensemble du territoire européen. Cependant, il faut bien comprendre les intérêts divergents au sein de l’alliance des pays riches. Vu du côté américain, une guerre en Europe – donc loin de leur territoire – est un événement qui a déjà été subi et bien surmonté. Aujourd’hui, ils ont reconstitué leur domination sur l’Europe dans le domaine militaire. Une domination qui s’étend de fait à l’ensemble des alliés au Moyen Orient, en Orient et en Océanie. Si les conséquences pour l’économie mondiale d’un conflit élargi pourraient être évidemment très sévères (le PIB de l’Europe pèse la moitié de celui de l’OCDE), dans l’équation actuelle d’une guerre contenue en Ukraine, les Etats-Unis, pays exportateur d’énergie, se présentent comme les grands gagnants de la nouvelle donne. Le change en porte le témoignage. En un an, le dollar s’est apprécié de 14 % face à l’euro et de 18,5 % face au yen. Face au renminbi, la hausse est limitée à 1,2 %. Evidemment, le réflexe de fuite vers la qualité a joué pour la devise américaine. La force de l’économie de plein emploi et les perspectives de la politique monétaire aussi. Ainsi, la stabilisation des marchés financiers pas loin des niveaux atteints au lendemain de la baisse du 24 février est alimentée par le renforcement des fondamentaux américains.
La crise de l’offre et la désorganisation des circuits de production, conséquences de l’épidémie de la Covid 19 n’avaient pas entamé le potentiel de rebond comme la croissance record de 2021 l’a montré. La guerre d’Ukraine en rajoute une (belle) couche. Cependant, la puissance du cycle a, pour le moment, pris la mesure du choc. L’indicateur le plus important vient des entreprises : l’investissement et les créations d’emploi n’ont pas faibli en mars et avril. C’est bien sûr le cas aux Etats-Unis, mais aussi au Japon où le chômage est revenu à 2,6 % de la population active. Les commandes de biens d’équipement sont comme dopées par les bons résultats 2021 et ceux du 1er trimestre, pour les compagnies américaines, mais aussi pour l’industrie allemande ou britannique. Les enquêtes portant sur le moral des agents économiques confirment cette poursuite de la croissance. L’indice Conference Board de confiance des consommateurs américains n’a perdu que des fractions en avril (107,3 contre 107,6) alors que le climat des affaires allemand mesuré part l’indice IFO est remonté (91,8 contre 90,8), mettant en évidence un pessimisme des patrons en recul. L’institut a ainsi estimé « qu’après le choc initial dû à l'invasion de l'Ukraine, l'économie allemande prouvait sa résilience ». Les publications trimestrielles des sociétés confirment globalement cette « résilience » comme les intentions des dirigeants de maintenir les investissements et créations d’emploi.
Le développement du cycle aux Etats-Unis et sa résistance en Europe et au Japon ne doivent pas occulter le risque de décrochage couplé à celui de l’inflation. Le tournant épidémique chinois et ses conséquences sur l’activité constituent un facteur de ralentissement qui peut inquiéter autant si ce n’est plus que la guerre d’Ukraine. Dans l’hypothèse d’un conflit circonscrit, c’est le ralentissement provoqué par les mesures de confinement ou de blocages en Chine aura des conséquences sur l’économie en général. La croissance mondiale 2022 devrait être ramenée sensiblement au-dessous des 3,6 % de la dernière estimation du Fonds Monétaire International (contre 4,4% annoncés en début d’année). Le parti communiste chinois se voit de fait contraint de reporter le train de mesures de soutien à son économie qui devaient lui permettre d’atteindre son objectif de 5,5 % de croissance cette année. Ensuite, la nouvelle étape de la crise de l’offre qui va être induite par la hausse des matières premières et agricoles et par une nouvelle désorganisation des chaînes d’approvisionnement va mettre à rude épreuve la fameuse « résilience » occidentale, même si les Etats-Unis vont confirmer leur avantage relatif. Il y a un facteur déstabilisant de plus : l’inflation. Les qualificatifs de « temporaires » ou de « transitoires » employés tout au long de 2021 par les grands banquiers centraux sont désormais des gros mots. Bien sûr, l’effet de base des cours de l’énergie ou de matières premières va jouer dans les mois qui viennent, mais la dynamique de hausse des prix ne peut pas être discutée. Celle, corrélative, des salaires est une réalité dans les pays de plein emploi, mais aussi en France par exemple où deux hausses du Smic se profilent d’ici à la fin de l’année (la première, de 2,5 % la semaine prochaine) et où les engagements de revalorisation du point d’indice des fonctionnaires qui ont été pris par le président de la République donneront le ton pour l’ensemble des entreprises.
Les niveaux records d’inflation depuis 40 ans jouent au plan mondial : les analystes de JP Morgan ont estimé à 1,2% la hausse des prix à la consommation sur la planète en mars. Spécifiquement pour l’Europe, les coûts de l’énergie ne vont pas refluer avec l’appel à de nouveaux fournisseurs (Etats-Unis, proche Orient, Afrique, Indonésie…), au contraire. L’inflation ne fait pas forcément peur aux agents économiques qui y voient d’abord un mécanisme d’amortissement des endettements. Elle n’est toutefois pas synonyme de croissance, mais porteuse à l’inverse de celui de la déflation qui est sans doute le pire des scénarios. Les Banques Centrales doivent naviguer en négociant une passe entre deux rochers : celui de freiner de façon excessive l’activité en provoquant un vrai ralentissement et un laxisme qui installerait plus d’inflation encore. Il faudrait éviter la récession sans pour autant accepter la stagflation due à une inflation trop forte et trop durable. La Réserve Fédérale a le commandement unique des politiques monétaires comme l’a le Pentagone en matière militaire. Elle estime pour le moment que la fameuse « résilience » et les bénéfices de la guerre pour les Etats-Unis lui donnent les moyens d’agir avec une certaine fermeté. Mais la récession peut venir de Chine plus que d’Europe et la gestion monétaire peut ne pas produire tous les effets escomptés dans la redistribution économique post-covid et de guerre froide. C’est le maintien de taux réels (compte tenu de l’inflation) fortement négatifs, indispensables à la croissance, qui porte le risque de stagflation et qui sera l’indicateur à suivre.
Le Dr Knock résumait bien les choses : « tout homme bien portant est un malade qui s’ignore ». Il en est de même pour les économies. Le diagnostic est fait : le cycle peut tourner sans que l’inflation ne soit endiguée. Cela annonce des marchés financiers difficiles, mais, avec les chocs encaissés depuis le début de l’année, pas mal des mauvaises nouvelles à venir semblent intégrées. On l’aura noté avec les indices boursiers, mais, aussi, avec la très forte baisse de la proportion des obligations « offrant » des taux négatifs : moins de 10 % des émissions publiques contre un tiers il y a un an et pratiquement plus de titres privés. Beaucoup semble ainsi dans les cours. Si le potentiel de rebond est limité par les risques, celui de baisse l’est aussi dans le cadre des scénarios actuels du possible.