Madame Lagarde a un peu contribué à affoler les marchés financiers – qui n’en avaient pas besoin. En affirmant à l’agence Reuters ce week end que « l’inflation élevée combinée à une stagnation durable n’est pas notre référence », la patronne de la Banque Centrale Européenne a exclu de fait l’hypothèse d’une stagflation dans la zone euro. Compte tenu de l’historique récent de la grande argentière, qui a nié l’inflation, puis l’a affirmée « temporaire » avant de reconnaître au 1er trimestre de cette année que la hausse des prix pourrait durer « un certain temps », les marchés financiers ont retenu l’emploi du terme stagflation plutôt que la négation de sa possibilité. La référence aux années 1970 – dont a posteriori la conjoncture avait été qualifiée de stagflation – est évidement un réflexe assez naturel. Même si le choc des prix de l’énergie est commun, il ne peut être question de répliquer le scénario. Cependant, on doit convenir que, depuis au moins 5 ans, la gestion économique monétariste mise en place au début des années 1980 s’est fortement inversée et ressemble précisément à celle des années 1970. Les Etats et les banques centrales se sont lancés dans une fuite en avant sans souci de l’inflation et les mesures prises au moment des blocages Covid ont amplifié le déséquilibre des fondamentaux.
La guerre d’Ukraine, mais aussi la partie – sans doute très partielle – des engagements climatiques qui sera appliquée ont installé pour longtemps une conjoncture de matières premières et de produits agricoles chers. Bien sûr, les effets de base vont limiter les hausses affichées à partir de l’été, mais la diffusion des prix va se poursuivre sans doute au moins durant un an à dix-huit mois. La démondialisation en marche a deux effets durablement inflationnistes : la moindre concurrence salariale au plan mondial alors qu’elle avait été un des grands agents déflationnistes depuis l’an 2000, et la désorganisation des circuits de production qui va mettre longtemps à se régler. La crise de l’offre et les hausses de prix « de rareté » ont encore de la marge d’amplification. Le plein emploi américain et japonais ainsi que l’amélioration européenne jouent durablement sur les salaires et la consommation. Ils sont inflationnistes. Mais ils vont soutenir le cycle et contrer la stagnation. En sens inverse aussi, les conséquences de l’inflation salariale ou des produits de base ne vont pas avoir les effets dévastateurs constatés il y a 50 ans : les (r)évolutions technologiques portent des gains de productivité qui finiront par faire rebondir la conjoncture. Ainsi, si la durée du conflit ukrainien et de la résolution de la vague actuelle de Covid en Chine va pénaliser l’économie pendant un temps indéterminé et contraindre les Etats et les Banques Centrales à rester conciliants, la stagflation installée apparaît en effet en dehors des scénarios. Inflation durable, oui ! stagnation durable (hors éléments exogènes comme les épidémies), non !
Le revirement laxiste de politique monétaire des dix dernières années avait créé les conditions de l’inflation, sous la poussée de conséquences des excès de la mondialisation. La conjoncture sanitaire et géopolitique ont permis aux fruits de dérive des prix de mûrir. Un simple ralentissement économique ne semble aujourd’hui pas de nature à inverser la dynamique des prix : la démondialisation va continuer à jouer sur leur dérive. Face au constat qui peut devenir consensus, les marchés financiers se sont affranchis des Banques Centrales. Bien sûr, les hausses de taux réalisées et (aussi) celles annoncées par la Réserve Fédérale et la direction donnée par New York à la BCE ou la Banque d’Angleterre provoquent des arbitrages. Mais la mode a un peu changé et les taux longs ne répercutent pas seulement les changements de politique de taux directeurs et de bilans des Banques Centrales. C’est la crédibilité de la gestion monétaire pour lutter contre l’inflation qui est en cause : les marchés prennent ou tentent de prendre de l’avance sur la gestion des grands argentiers qui utilisent pas mal l’arme de la parole mais sont un peu condamnées à une grande progressivité dans les actes. La Réserve Fédérale américaine est un peu en retard (la formule est behind the curve) sur les évolutions marquées sur les marchés.
L’inflation a retrouvé des niveaux inconnus depuis 40 ans. Aux Etats-Unis, le glissement sur un an dépasse aujourd’hui 8 %, en Allemagne, on se situe à plus de 7 %. Les taux obligataires ne se situent pas dans les chiffres des années 1970, mais les 1,10 % du Bund à 10 ans n’avaient pas été vus depuis huit ans alors que les 3,1 % pour le T-Bond retrouvent, avec un dollar qui a entretemps pris 20 % contre euro, les tensions extrêmes de 2018. On observera évidement qu’un taux réel instantané négatif de 5 % en dollars ou de 6 % pour l’Allemagne restent très favorables à l’activité et constituent un vrai soutien. Cependant, l’inflexion mécanique de la dérive des prix au second semestre (effets de base) relativise le constat. Si on se réfère aux anticipations d’inflation (l’inflation attendue à 5 ans dans 5 ans) le rendement réel des obligations américaines est repassé (légèrement) dans le vert. Les investisseurs estiment désormais que les Banques Centrales ne peuvent pas vraiment juguler l’inflation installée (même en-deçà des gros chiffres actuels). La clé est évidement M. Powell et le conseil de politique monétaire de la Fed. Les hausses de taux qui seraient nécessaires et – peut-être surtout – le rappel de liquidités passant par une forte réduction du bilan, ne semblent pas dans le programme. Les investisseurs estiment qu’ils doivent faire le travail que le tournant conjoncturel du moment va empêcher la Banque Centrale de faire à un niveau suffisant.
La hausse des taux longs menée par les investisseurs sans se préoccuper de la gestion du court terme par les Banques Centrales est partie pour durer. En effet, le durcissement contenu des gestions monétaires va être rendu en partie inopérant en raison des soutiens budgétaires qui se profilent. Les Etats-Unis vont cumuler programmes d’investissement moyen terme et effort de guerre. En Europe, si l’effort de guerre ne sera pas aussi soutenu, les plans d’investissements de relance post-covid et les soutiens à la consommation qui prolongent le fameux « quoi qu’il en coûte » permettront au cycle de passer le ralentissement mondial, mais pousseront encore les prix. Si la brutalité de la hausse des taux obligataires depuis janvier laisse envisager une consolidation du mouvement, la tendance est là pour un moment. Le rendement des obligations durablement supérieur à celui des dividendes est une donnée qui n’est pas inédite (et peut même être considéré comme normale) mais qui n’a pratiquement pas été vue depuis 2008, au cours de 12 ans de fuite en avant monétaire.