Il y a des indicateurs qui alertent sur les marchés financiers. Dans la conjoncture du moment, les valeurs dites de croissance sont dans le viseur. La baisse des Bourses les a affectées en priorité depuis la mi-novembre après dix ans de hausse quasiment interrompue. C’est évidemment l’ensemble des actions à gros multiples qui encaissent les baisses des PE, avec toutefois une « prime négative » pour le secteur des technologiques. Pour les plus expérimentés des métiers de la gestion et des marchés, il y a eu cette semaine une alerte d’un genre particulier : le lancement par Euronext d’un compartiment de marché dédié baptisé « Euronext Tech Leaders ».
La place boursière européenne, active à Paris, Amsterdam, Bruxelles, Lisbonne, Oslo, Dublin et Milan, ouvre ce segment de marché pour y assurer les cotations et les échanges de sociétés à forte croissance. L’ambition de la mise en avant de sociétés jugées d’avenir est ancienne et on peut même dire qu’elle est récurrente à Paris depuis le Compartiment Spécial du Hors-Cote de la fin des années 1970, le second marché de Jacques Delors en 1983 jusqu’à Alternext devenu en 2017 Euronext Growth (il fallait bien sacrifier au globish). Les anciens boursiers ont l’expérience pour eux. Ils ont pu constater que le lancement d’un indice spécifique nouveau ou celui d’un label de marché spécifique sont des avertissements. La démarche est à vrai dire un peu toujours la même : un engouement des investisseurs qui se traduit en termes de cours et de volumes incite à créer une mesure (un indice) ou une mise en avant marketing (un compartiment de marché). Le temps de réflexion et de mise en place implique qu’au final, l’opération est lancée quand le plus gros du chemin a été fait. Il s’agit d’une constatation que d’une projection. On est dans le schéma avec cette affaire de Tech Leaders. Il y a huit mois, au moment de la décision de son lancement, les actions de croissance américaines, en majorité les technologiques, mesurées par l’indice Nasdaq composite, affichaient une performance de 67 % sur trois ans, de 120 % sur 5 ans, de 350 % sur 10 ans. L’adaptation à la conjoncture voulue par l’organisme de marché s’opère en décalé : d’une certaine façon il s’agit de préparer la guerre du futur avec les armes qui ont fonctionné hier.
Le « syndrome Gamelin » a déjà frappé. Depuis 6 mois, le Nasdaq Composite a chuté de 22 % avec des baisses nettement plus élevées pour la classe d’actifs si spéculative des sociétés non rentables. La prise en compte de la hausse des rendements obligataires et de celle à venir des taux directeurs ont joué sur les ratios de valorisation. Au tournant de l’année, les profits des sociétés qui en font tiennent. Les multiples ont corrigé et d’une façon globale, sont revenus dans des zones historiques soutenables pour les secteurs de la Tech. Ce sera évidemment à confirmer avec les bénéfices à venir et l’évolution des marges devant les pressions sur les coûts. Le constat d’une certaine normalité pour les évaluations des valeurs technologiques doit cependant être nuancé sur deux points. Le premier est l’hétérogénéité du secteur et le poids des géants. On ne peut pas vraiment assimiler aux technologiques d’innovation un groupe de distribution établi comme Amazon, un spécialiste des équipements grand public comme Apple, une société oligopolistique de services comme Microsoft. Ce sont pourtant les compagnies à forte visibilité et s’appuyant sur leurs barrières à l’entrée comme les Magma en sont une illustration qui assurent le gros des profits du secteur tech, alors qu’elles n’en suivent plus vraiment le modèle. La moyenne des ratios – devenus raisonnables- cache un peu la réalité d’une grande partie. Le deuxième point qui amène à nuancer la sérénité apportée par les ratios d’évaluation apparemment raisonnables tient au deuxième pan du début de la normalisation de la politique monétaire. La réduction du bilan de la Réserve Fédérale est inéluctable et elle doit être à la mesure de son doublement en deux ans. Le plan annoncé, qui prévoit un rappel de liquidités de près de 1.500 milliards d’ici la fin 2023 ne corrigerait que le tiers de la hausse depuis 2019. Ce sera insuffisant, mais jouera encore sans doute fortement à la baisse sur les ratios d’évaluations demandés par les détenteurs de capitaux.
L’avertissement donné par l’effet mode d’un nouveau « nouveau marché » n’a rien d’anecdotique. Il ne relève pas d’une étude des mouvements de planètes façon horoscope. Il annonce un changement de statut pour les sociétés du secteur concerné. Avec la fin des taux négatifs, le rendement des dividendes et, au moins la réalité de flux de bénéfices, vont orienter les tendances boursières. Les actions des sociétés à gros multiples peuvent tenir, celles basées sur des bénéfices à un terme plus ou moins lointain vont être particulièrement vulnérables au risque de liquidité qui se propage sur l’ensemble des actifs.