L’impréparation des marchés financiers au retour de l’inflation ne rend rien en comparaison de celle des banquiers centraux. Les investisseurs – en tout cas pas mal d’entre eux - ont recherché des rendements sans forcément mettre en balance le risque ou la rentabilité réelle sous-jacente. Ce sont bien les conditions financières depuis maintenant près de 15 ans qui ont justifié ces stratégies allant jusqu’à la constitution de bulles et les ont financées. Aujourd’hui, les investisseurs – et en tête les responsables des engagements de retraite américains – commencent à prendre en compte la conséquence de la fuite en avant monétaire : l’inflation. Ils l’ont fait en avance sur la Réserve Fédérale américaine et plus encore sur la Banque Centrale Européenne qui, aujourd’hui, sont en quelque sorte contraintes à un revirement politique brutal. Cette brutalité, sans doute aussi le retard pris dans la gestion monétaire, ont, en tout cas, été les catalyseurs d’une consolidation des hausses spectaculaires des actifs qui a tourné à la correction. Les marchés financiers sont-ils entrés dans une phase durable d’ajustements à la baisse ? En tout cas le mot – en anglais le Bear market- est lancé.
Le tournant monétariste des années 1980, marqué par l’action de Paul Volker à la tête de la Réserve Fédérale américaine de 1979 à 1987 avait éradiqué l’inflation avec des hausses de taux d’intérêt massives (jusqu’à 20 % pour le rendement des Fed Funds) et une limitation stricte des masses monétaires. Les plus anciens des salles de marchés se souviennent de la volatilité hebdomadaire autour de l’évolution de l’agrégat M3. La gestion rigoureuse a été infléchie par les successeurs de M. Volker, au rythme de crises économiques, financières, ou géopolitiques. Mais c’est la crise de 2007, d’abord celle du crédit hypothécaire américain, puis du système bancaire après la faillite de Lehman Brothers, puis les menaces d’éclatement de l’euro qui a de fait enterré la pratique monétariste et même une pratique simplement orthodoxe. Même si Paul Volker avait été rappelé en 2009 (à 82 ans) par Barak Obama pour le conseiller – et pour concevoir une réforme du système bancaire - les années 2008 et les suivantes ont renoué avec un laxisme monétaire inconnu depuis 1980. On était passé de la « grande modération » de la politique monétaire à la lutte contre les pressions déflationnistes. Sans forcer le trait, les banques centrales ont, derrière la Fed, traité la dette par plus de dette. La fameuse formule du « quoi qu’il en coûte » (whatever it takes) lancée en juillet 2012 par Mario Draghi, alors président de la Banque Centrale Européenne est l’illustration de cette gestion.
Depuis maintenant près de 15 ans, au gré des aléas conjoncturels de la mondialisation, l’économie américaine, mais aussi celle des pays européens et (encore plus) du Japon ont été marquées par un mix politique budgets-monnaie qui n’a fait que se renforcer sous la forme des déficits croissants (pour le premier pan) et d’une fuite en avant d’argent de plus en plus bon marche (et même gratuit) et offert sans limites (pour le second). Evidemment, l’inflexion de la mondialisation, puis une certaine démondialisation expliquent ces évolutions. Bien sûr, l’épidémie de la Covid 19 à partir de 2020 a demandé un soutien sans faille pour éviter une récession mondiale. Mais, de « quoi qu’il en coûte » en « quoi qu’il en coûte », la finance est sortie de la réalité. On se réfère bien sûr aux taux négatifs, plus seulement en termes réels (compte tenu de l’inflation) mais en taux nominaux : l’emprunteur a reçu un intérêt de la part du prêteur ! Cela peut se comprendre de façon exceptionnelle pour les opérations de court terme encadrées par les banques centrales. Mais on s’y était habitué sur toute la hiérarchie des taux d’intérêt pour les Etats solvables ou les grands groupes. On s’y était tellement habitué qu’on avait fini par considérer cette aberration comme presque normale et en tout cas durable.
Le retour de bâton était inscrit. La Réserve Fédérale comme la BCE et les grandes banques occidentales à l’exception de la Banque du Japon, ont désormais amorcé des hausses des taux directeurs Les marchés obligataires avaient pris les devants. La Fed est en retard (behind the curve) et va devoir les rattraper, la BCE aussi. La baisse des actions encaissée depuis janvier prend en compte une bonne part des perspectives de taux directeurs. Pour les Fed Funds on peut attendre 4 % au 1er trimestre 2023 (contre 1,75 % depuis la hausse de 0,75 % de mercredi) et, en euro, 1 % (pour encore 0 % aujourd’hui pour le taux de refinancement de la BCE). Il reste deux choses pour que les Bourses se stabilisent sur les ratios de valorisation révisés à la baisse : que les Banques Centrales endiguent réellement l’inflation et que la stagflation ainsi créée ne pèse pas durablement sur les profits des sociétés cotées.
Peut-être plus encore que les taux directeurs, la Réserve Fédérale et les autres grandes banques centrales doivent ramener l’orthodoxie dans la gestion quantitative de la monnaie. La dernière jambe de la fuite en avant – celle de la Covid - s’est traduite par un doublement de leurs bilans. C’est un ajout : si on prend plus de recul, ils ont été multipliés par 9 depuis janvier 2007. Pour la Fed, on est passé en deux ans de 4.500 milliards de dollars à 9.000 milliards. De 21 à 42 % du produit intérieur brut. La masse monétaire qui en découle donne peut-être plus encore de vertige. Les 111 % du PIB américain se comparent avec moins de 80 % en 2007 ou au pic des années 1980. En 2010 le ratio était de 85 %. On croit comprendre que ces évolutions des taux directeurs et les injections monétaires ont été administrées par les banques centrales avec la certitude que l’inflation était un phénomène du passé et évacué pour toujours. Elles semblaient croire ou vouloir croire que la mondialisation et la financiarisation des économies auraient ainsi changé le monde. Encore il y a deux ou trois trimestres, aussi bien à la Fed qu’à la BCE, on traitait la question par-dessus la jambe : l’inflation aurait été un aléa temporaire et ponctuel. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien et qu’au-delà de la désorganisation des chaînes de production post-covid et de la guerre d’Ukraine, l’inflation est là. Elle est là pour un moment et, si quelques effets de base qui vont limiter son affichage certains trimestres à venir, ce n’est qu’à la fin 2023 qu’on peut au mieux imaginer un recul pérenne, sans toutefois retrouver les niveaux des années 2010 à 2020. Les banquiers centraux en place ne connaissaient pas les périodes d’inflation ou les avaient oubliés. Ils ont pris dans les dernières semaines une direction énergique pour le relèvement des taux directeurs. Malgré leur retard, cela peut faire une pression sur l’activité et ouvrir une phase de stagnation (plus que de récession). Cependant, pour que l’inflation soit réellement endiguée, une action au moins aussi forte sera nécessaire sur le plan de leurs bilans et sur les masses monétaires en circulation. Réussir à moitié conduirait au fameux risque de stagflation.
Les marchés financiers ont pris en compte la stratégie de taux directeurs. Ce qui n’est pas dans les cours, ce sont les risques de l’action monétaire quantitative. Soit elle est trop modérée (en particulier pour les bilans) et l’inflation ne sera pas vraiment jugulée, avec une envolée de primes de risque. Soit elle est trop puissante et elle créerait un choc de liquidité qui frapperait directement les marchés financiers. La gestion monétaire doit faire face à ce risque. Ainsi, à la Réserve Fédérale, la reprise de liquidités va tenter de lisser la baisse des actions. L’’économie ne supporterait pas bien que le Bear market tourne au krach, conduisant à des effets richesse négatifs et même à des baisses de revenus en termes réels pour les retraités. La BCE doit faire avec un risque supplémentaire : la cohérence financière de la zone euro avec des écarts de taux destructeurs entre les rendements des emprunts d’Etat. Elle a annoncé mercredi la mise en place d’un dispositif « anti-fragmentation » qui a un peu calmé le jeu et réduit l’écart de rendement entre les emprunts italiens et leurs équivalents allemands. Mais le montage semble destiné à gagner du temps plus qu’à mettre en place une nouvelle ère de stabilité.
La clé de Bear market est là. Sans doute, les risques réels vont conduire les grands argentiers à frapper plus fort dans les discours que dans l’action. L’économie de guerre et des déficits budgétaires largement reconduits sont inflationnistes, mais leur donnent cependant de la marge pour éviter la récession. Les marchés obligataires ont pas mal anticipé avec une vraie correction depuis novembre 2021. Seule une perte de crédibilité des banques centrales semble de nature à les inciter à aller plus loin dans la hausse des taux longs. Mais la liquidité des emprunts d’entreprise va encore se réduire et exercer des tensions sur ce segment de marché. Les actions vont encore subir les abaissements de multiples liés à la prise en compte de la hausse des taux. Elles vont aussi devoir encaisser des pressions sur leurs marges à une échéance d’un an. Enfin, les montages de bulles sur des société non rentables, sur des actifs sans rendement (on pense évidemment aux crypto-monnaies), sur des endettements élevés ainsi que les actions aux multiples qui ne sont pas encore revenus dans des moyennes historiques vont avoir du mal à trouver des points de stabilisation. Alors Bear market ? Oui, bien sûr, si une baisse de 20 % des actions doit en être l’indicateur. Mais la réalité de la politique des banques centrales, ses résultats face à l’inflation, leur crédibilité vis à vis des investisseurs et, aussi, leur gestion de la liquidité sur les marchés fixera le niveau d’un retour à la sérénité. Cela peut prendre du temps. D’ici là, les rebonds – qui peuvent être très vifs - ont toutes chances de relever de ces Bear market rallys, ces hausses ponctuelles qui n’inversent pas la tendance.