L’environnement est marqué un peu tous azimuts par la fin des certitudes et, aussi, la fin des dogmes. Bien sûr, c’est avant tout la remise en compte pratiquement totale du monde géopolitique qui a suivi l’effondrement de l’empire soviétique. La domination américaine avait pris le nom de multilatéralisme, le suzerain pouvant se donner une apparence de consensus mondial – en tout cas entre les pays les plus riches du monde – en affichant des cadres juridiques qui servaient ses intérêts sous le vocable souvent affiché de « communauté internationale ». Dans la réalité, les Etats-Unis ont cherché à établir un rôle de gendarme du monde. Depuis la chute du mur de Berlin, ses armées ont mené des guerres en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, en Somalie, en Serbie, en Bosnie, … La pax Americana a aussi assuré une mondialisation accélérée des économies, sous contrôle du dollar permettant aux juges fédéraux d’intervenir pratiquement partout dans le monde. Partout, mais pas vraiment avec le même impérialisme vis à vis de la Chine d’abord, mais aussi de la Russie, de l’Inde et des monarchies du Proche-Orient. La règle du jeu a été bouleversée depuis 10 ans et en premier lieu en raison de la montée en puissance de la Chine. La mondialisation a touché ses limites, le multilatéralisme a laissé la place à des confrontations multiples. La guerre d’Ukraine est évidement l’illustration de cette donne nouvelle. On a cependant compris que la flambée des matières premières et agricoles avait commencé en en amont. L’épidémie de la Covid-19 avait par ailleurs mis en évidence la dépendance des grandes économies occidentales à leurs fournisseurs asiatiques : la désorganisation des circuits de production a installé pour un moment un régime d’inflation. La fin du monde établie après la chute du mur n’est pas seulement géopolitique, même si c’est dans les conflits plus ou moins larvés qu’est la source des déséquilibres. Elle est aussi économique avec des limites trouvées aussi à la financiarisation exponentielle qui avait été orchestrée par les grandes banques centrales, et, aussi le retour d’un nationalisme industriel qui rebat les cartes de la concurrence. Les dogmes sont tombés avec la fin de la croissance du poids des exportations revenu de pratiquement 50 % du produit intérieur brut mondial en 2011 (et 51 % en 2008) à 45 % aujourd’hui (et 42 % dans le Covid de 2020). Ils sont tombés aussi avec l’abandon progressif de la gestion orthodoxe de la monnaie et des déficits qui avait effacé l’inflation du début des années 1980 à ces derniers mois. En abandonnant la révolution monétariste Reagan, la Réserve Fédérale et les gouvernements de MM. Obama, Trump et Biden ont fait le choix de l’inflation pour réserver la dynamique conjoncturelle, l’emploi et les valorisations des actifs.
Ces dogmes qui tombent ce sont aussi les recettes du « consensus de Washington ». A la fin des années 1980, la résolution des crises des pays moyens se voyait en quelque sorte confiée à la Banque Mondiale. Il s’agissait dans les faits d’imposer la gestion monétariste des économies ressortant de la révolution Reagan-Thatcher et qui était suivie derrière les Etats-Unis par les grandes économies de l’OCDE. Le soutien financier aux pays étranglés par leur dette extérieure devait être géré par la Banque Mondiale et était suspendu à l’application de mesures très larges de libéralisation économique : discipline fiscale, affectation obligatoire des dépenses publiques, baisse des taux marginaux de prélèvements, libéralisation des taux d’intérêts, taux de change renchérissant les importations et favorisant les exportations, suppression progressive des taxes douanières, élimination des contraintes à l’investissement étranger, dérèglementation générale des marchés, privatisations des participations et, aussi, des monopoles d’État. Cette gestion imposée d’ailleurs n’a pas fait beaucoup pour la popularité du clan américain (dont les Européens) en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie du Sud. Mais l’arme du financement a perduré. Ce n’est pas des pays émergents que vient aujourd’hui la remise en question du consensus de Washington. Ce sont les pays développés qui remettent le dogme en question.
On a en France une illustration avec la nouvelle nationalisation d’EDF. La même gouvernance mondiale (dont la France fait partie) qui a imposé des nationalisations à travers le monde ne considère plus en l’espèce que le privé est par construction le plus efficace. Un mélange de patriotisme économique et de gestion stratégique dicte un spectaculaire retour en arrière. Notre pays a un rapport particulier avec le secteur public des services et d’industrie. Sans remonter aux manufactures de l’ancien régime, la prise par l’État depuis 130 ans a permis la création d’un monopole des chemins de fer et du transport aérien, de la Poste et du téléphone, mais aussi de l’énergie (EDF, GDF, charbonnages et une influence dans les deux groupes pétroliers). Le cas de la finance est particulier avec un régime mixte sous le contrôle de la Banque de France, nationalisée en 1945 comme les grands réseaux bancaires et les sociétés de financement y compris la Caisse des Dépôts et les entreprises d’assurance (en 1946) Le dernier grand épisode est celui du programme commun de 1982, en sens inverse de la tendance internationale à laquelle la France allait rapidement se rallier. Ces nationalisations – de groupes industriels, de banques et de compagnies d’assurance – ont pu être des opportunités pour les expropriés qui ont pu créer des grands groupes industriels et financiers à l’image de la Compagnie Générale d’électricité qui a connu un envol avec les indemnités de l’étatisation de la production d’électricité. Elles ont aussi conduit ensuite à des privatisations. On ne peut pas vraiment faire les comptes, mais la hausse des marchés financiers a permis de belles plus-values pour les ventes des années 1986 à 2003 pour les filiales de l’Etat ressortant du secteur privé et concurrentiel.
Privé et concurrentiel : tout est dans cette définition. La déclaration des Droits de l’Homme proclame le droit de propriété et définit le rôle de l’État en la matière : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. » (article 17). La question est la nécessité publique. Les dernières années ne sont pas brillantes sur le plan financier. L’État a été jusqu’à vendre à prix cassé des rentes qui ressortent de son champ d’activité. La désastreuse vente des concessions d’autoroutes de 2005 prive le Budget de revenus en contrepartie d’un prix de vente offrant alors une décote de plus de 50 %. On a eu une nouvelle illustration avec le cadeau à des investisseurs offert avec des actions de l’exploitant du monopole d’État qu’est la FDJ. La nécessité publique peut concerner l’industrie et même les services. La compétition mondiale, les intérêts nationaux – dont il n’est plus tabou de parler – la gestion qui doit dépasser les seuls critères de retour court terme sur les investissements, imposent une présence de l’Etat. Chaque pays a ses méthodes : le contrôle par le financement et des lois d’exception sous justificatifs militaires aux Etats-Unis, celui des actionnaires comme au Japon, des contrats équilibrés et contrôlés d’économie mixte comme en Angleterre. Un peu partout sauf chez nous, la priorité nationale est assurée pour les contrats publics. La preuve peut être apportée par l’absurde. C’est la destruction du Commissariat à l’Energie Atomique par la privatisation et les scissions qui ont désorganisé et fortement affaibli une filière qui était une grande force du pays. On voit aujourd’hui qu’il n’était pas possible de donner à EDF un statut privé. La privatisation et l’ouverture de son marché a eu une conséquence directe pour les Français : ils doivent payer plus cher leur énergie. Elles ont coûté à l’État comme on peut le voir avec la chute des deux-tiers de la valorisation de sa participation depuis l’ouverture du capital de Novembre 2005. Elles ont été une bien mauvaise affaire pour les investisseurs, en particulier les actionnaires individuels et les salariés qui vont retrouver dans la prochaine OPA 12 euros par action vendue 32 euros il y a 17 ans.
La loi qui a permis de bloquer en début d’année les tarifs et a contraint EDF à vendre de l’électricité à prix cassé à ses concurrents est assimilable à un véritable abus de majorité. Si cela ne relevait pas du domaine de la loi, l’Autorité des Marchés Financiers aurait exigé une garantie de cours. C’est ce que va faire l’OPA avec une grosse décote qui tient compte de cette possibilité d’abus de majorité sans contrainte. De cette malheureuse affaire, il ressort un besoin de stratégie publique. La France se veut la championne de l’ouverture et de la concurrence face à des économies subventionnées comme celle des Etats-Unis et bien sûr de la Chine ou à des pays pratiquant l’égoïsme règlementaire, social et économique comme l’Allemagne. On attend des parlementaires qu’ils définissent une règle du jeu qui entre dans la nouvelle donne de remise en cause des dogmes. Les consommateurs sont les victimes de la désorganisation de l’énergie en France, mais aussi de la recherche de « concurrence » pour les transports avec l’abandon des critères de service public pas la SNCF au profit d’une gestion répliquant les pires pratiques des compagnies aériennes low cost. Tous les acteurs, ces consommateurs y compris, demandent une règle claire et durable pour les services publics et les secteurs stratégiques. M. Macron s’était vu attribuer une compétence de de banquier d’affaires à la suite de la vente pour 12 milliards d’euros des laits infantiles de Pfizer à Nestlé. Il n’a pas brillé en la matière pour le portefeuille de l’État comme ministre des Finances et comme président de la République. C’est un chef d’État qu’on attend dans le domaine économique pour qu’il ouvre une vraie stratégie de long terme en matière industrielle et commerciale « d’utilité publique »