Les scénarios économiques s’adaptent à une donne géopolitique mondiale bouleversée et, au moins autant sinon plus, aux anticipations de la gestion monétaire par les banques centrales. C’est la Réserve Fédérale qui dicte la stratégie et les investisseurs cherchent à prendre en compte les conséquences des durcissements annoncés. Les révisions de la croissance liées à la désorganisation des circuits de production, à l’inflation des matières premières et des coûts sont ainsi amplifiées par ces politiques monétaires annoncées. Pour les plus optimistes – ou les plus consensuels-, on retrouverait un mode « normal » d’évolution économique : surchauffe-actions monétaires- récession – actions monétaires- rebond. Normal ? A voir.
Le Fonds monétaire international a encore revu ses estimations de croissance mondiale. Désormais, après les 6,1 % de 2021, il attend 3,2 % cette année et 2,3 % en 2023. Il justifie ces reculs des projections de 0,4 % et 0,7 % en trois mois par les confinements en Chine, les actions des banques centrales et la guerre d’Ukraine. Selon le chef économiste Pierre-Olivier Gourinchas, le cycle d’inflation continue de se renforcer et il attend pour cette année 6,6 % dans les pays développés et 9,5 % dans les pays en développement. Des relèvements de près de 1 % depuis avril. L’analyse est mondiale et le ralentissement attendu est général. Pour les Etats-Unis comme pour l’Europe, les indicateurs avancés des directeurs d’achat de juillet confirment la perte de vitesse de la croissance. Dans la zone euro, l’indice « composite » qui englobe l’industrie et les services est passé un petit peu au-dessous des 50, qui sont la borne entre la croissance et la contraction. L’Allemagne s’enfonce, la France résiste. Une meilleure résistance est encore affichée aux Etats-Unis, avec un composite de 52,3 mais l’indice des services recule déjà de 52,7 à 47 en un mois et retrouve son point bas de mai 2020.
Les économies plient de façon modérée, mais ne cèdent pas. Le soutien du marché de l’emploi dans des niveaux de chômage records (au plus bas) tient l’activité. Des deux côtés de l’Atlantique, le ralentissement de la dynamique conjoncturelle ne se retrouve pas dans le marché du travail. Les économistes soulignent qu’il s’agit d’un indicateur retardé, mais la dégradation attendue va être très progressive. Le premier rendez-vous statistique est fixé au tout début 2023. Pour le moment, au contraire, les pressions s’exercent sur un marché déséquilibré dans bien des secteurs. Le rebond post-Covid a tourné à la surchauffe et les goulets d’approvisionnement ne se résorbent qu’à la marge. Les relocalisations s’opèrent dans une conjoncture désorganisée de hausse des prix à la production qui ne peut que se transmettre vers les utilisateurs finaux. La crise de l’offre se trouve face à une demande qui ne s’est pas (encore ?) infléchie. C’est le signal prix (pour utiliser le jargon à la mode) qui peut être le facteur de moindre demande. Sans doute davantage qu’une récession que provoqueraient les banques centrales.
L’inflation a aussi un caractère externe que, par optimisme, les banquiers qualifient sans doute un peu rapidement de temporaire. Il s’agit de l’énergie qui a flambé en raison des « sanctions » prises à l’égard de la Russie depuis le déclenchement de la guerre d’Ukraine. Il en est de même pour des produits agricoles dont le marché est déséquilibré du fait du poids de la Russie et de l’Ukraine dans la production mondiale exportée. Cependant, ces hausses ont prolongé une tendance qui était déjà en place avant le conflit. La conjoncture de matières premières chères est installée et ne serait pas facilement cassée par une croissance modérée ou même une légère récession des pays de l’OCDE. Dans le cas spécifique de l’énergie, les prix maintenus élevés dopent la croissance américaine et freineront la gestion restrictive de la Fed.
La surchauffe conjoncturelle, les marchés de l’emploi et l’inflation poussent et vont encore pousser la Réserve Fédérale à resserrer la gestion monétaire. Jerome Powell, son président, a adopté un ton plutôt volontariste mercredi en annonçant le relèvement de 0,75 % des taux directeurs. Dans une fourchette 2,25 % -2,50 %, l’objectif de rendement des fonds fédéraux retrouve son niveau d’avant l’épidémie de Covid. Le comité monétaire de la Fed souhaite dépasser dans les mois qui viennent le niveau actuel qui correspond à une neutralité monétaire sur des bases historiques, pour prendre un biais restrictif. Bien sûr, les 3,5 % qui sont visés pour la fin de l’année se comparent avec une inflation qui dépassait 9 % le mois dernier, ce qui relativise le biais récessif annoncé. Cependant, la volonté de casser une spirale d’inflation semble ne pas faire de doute. Si l’acquis de croissance met l’économie américaine à l’abri d’une récession cette année, la Fed est prête à prendre le risque pour 2023. C’est précisément la santé du marché du travail qui permet à M. Powell de tenir sa posture « de faucon » (hawkish). L’ensemble des pays développés et la plupart des pays émergents vont plus ou moins suivre la banque centrale américaine. La stratégie de taux directeurs pour stopper l’inflation va ainsi être mise à l’épreuve. L’idée du monde « normal » ou le reflux de la dérive des prix serait automatique n’est pas confirmée d’avance. Les déficits publics ne vont pas facilement se réduite dans un monde post-Covid, de mesures de soutien aux pouvoirs d’achat, et d’économie de guerre. La désynchronisation des grandes zones qui va se développer à partir de 2023 est aussi inflationniste par nature. La nécessité désormais admise de réduction des inégalités et de rééquilibrage du partage capital-travail de la valeur ajoutée aussi.
Les taux directeurs américains à 3,5 % et plus vont calmer une économie américaine qui a poursuivi un cycle de croissance qui a trop duré. Mais le ralentissement ou même une récession ne vont pas mécaniquement casser les déséquilibres d’économies trop longtemps subventionnées. Les taux et la monnaie ne sont pas des médications aux résultats automatiques sur l’inflation. Les marchés obligataires montrent (avec une hiérarchie des taux en fonction de la durée qui a tendance à s’inverser) qu’un fort ralentissement et même une récession sont anticipés aux Etats-Unis. Mais faute d’un assainissement des économies développées ou émergentes, les facteurs d’inflation ne seront pas mécaniquement effacés. Les déséquilibres ne seraient détruits qu’avec une récession pratiquement mondiale qui est loin d’être envisageable ou possible. Et en tout cas pas partout. Alors, un monde « normal » où la Réserve Fédérale américaine aurait le pouvoir à la fois de casser la croissance et d’éradiquer l’inflation ressort plus d’un optimisme volontariste que d’autre chose. Oui, la banque centrale américaine peut temporairement freiner l’économie. Mais, non, elle n’a pas de pouvoir absolu sur les salaires et le prix. Les scénarios de stagflation vont être au centre des analyses à partir de septembre 2022