L’actualité des marchés financiers depuis trois semaines, ce sont les résultats trimestriels et semestriels des sociétés. Des deux côtés de l’Atlantique et plus fortement en Europe, ce sont des chiffres d’affaires en hausse et des profits records qui sont affichés. Les discours des directions des grands groupes traduisent une certaine mesure face à des performances un peu inattendues dans leur ampleur. Les analystes financiers et les économistes ont été pris à rebours : les conséquences d’un recul de la croissance et même de contraction de l’activité globale avaient pesé sur les estimations. La dichotomie entre les données macroéconomiques – et plus encore les projections – et la réalité microéconomique est assez surprenante. Cela va-t-il durer ? Non bien sûr, sans pour autant qu’on puisse dire laquelle des deux données va la plus bouger : réduction de la dynamique des entreprises ou relèvement des données globales des économies.
Si les profits des compagnies américaines se contentent de se stabiliser en moyenne, les records sont dépassés en Europe. Dans les deux cas, on a atteint des records absolus. La demande n’a pas (encore ?) tourné. A lire les commentaires des patrons ou à les écouter à l’occasion des présentations, le sentiment est bien davantage une économie de pénurie que de l’excès d’offre. Et largement, pour bien des secteurs. En se focalisant sur les grands groupes européens, on relève quelques contreperformances dans la consommation (la téléphonie, Adidas, Seb, certaines banques, les valeurs italiennes, …), mais la dynamique est impressionnante dans la plupart des secteurs : santé, luxe, services aux entreprises, sociétés industrielles, biens d’équipement, services aux particuliers... Evidemment, les économistes disent volontiers que les résultats des entreprises sont des indicateurs (un peu) retardés de l’évolution de la conjoncture. Que montrent ils alors aujourd’hui ? D’abord, que l’inflation réelle et forte au-delà même des matières premières a provoqué des hausses des prix finaux sans pression sur les marges bénéficiaires. Peut-être même les relèvements ont-ils gonflé les profits ? Ensuite que la demande n’a pas faibli : cette inflation n’entame pas (encore ?) la demande finale, portée par des excès persistants de liquidités. Enfin, en Europe l’effet de change a joué très favorablement. Le négatif d’importations payées plus cher ne retire pas le plus gros des effets positifs d’une dévaluation compétitive. Face au dollar, l’euro a perdu 10,5 % depuis le début de l’année et affiche -14 % en un an. Le constat est net : sans gros chiffres de croissance et même ponctuellement des contractions, la dynamique des profits ne connaît pas de panne.
Les réactions aux magnifiques publications semestrielles sont embarrassées. Aussi bien du côté des entreprises que des analystes financiers, on s’était un peu préparé au début d’une nette inflexion voire au pire. De fait, pour les uns et les autres, les économistes avaient un peu forcé à une extrême prudence. Ainsi, après avoir été incités par les prévisions macro à abaisser les perspectives ou les estimations, ils relèvent 2022 et, aussi, 2023. C’est simplement la prise en compte des données publiées qui les guide. En effet, les carnets de commandes sont aussi à des niveaux records. Le tournant du cycle – déjà enregistré au niveau global avec la récession « technique » américaine après deux trimestres à -1,4 % et - 0,9 % - peut arriver vite et même brutalement. Mais, pour le moment, le fond porte toujours et les anticipations en tiennent compte. Un exemple : les semi-conducteurs, qui sont un indicateur de tendance pour le cycle. Les analystes financiers ont revu en très légère progression les projections de chiffre d’affaires 2023 de sociétés comme STMicroelectronics ou même Intel.
En face, du côté macro, de l’autre côté de la salle de marché, il y a pourtant des certitudes. L’inflation est là et il y a aux Etats-Unis la volonté assez ferme de la combattre par les taux d’intérêt et la gestion des masses monétaires. Après les PIB du 1er semestre, négatifs sous la pression d’ajustement assez largement techniques dus à la sortie de crise de la Covid, la Réserve Fédérale ne va pas craindre de provoquer une période de très faible croissance et même une récession qui ne serait plus seulement technique. L’Europe ne suivra pas vraiment et cherchera à limiter la rigueur monétaire au risque d’une stagflation (ralentissement importé des Etats-Unis plus inflation interne, externe et due au change). Si récession américaine il doit y avoir, la prolongation actuelle du cycle du côté des entreprises peut déboucher sur un décrochage brutal et faire plus de dégâts que dans un scénario d’atterrissage en douceur. Cela posé, la Fed ne pourra aller très au-dessus des 3,5 % pour ses taux directeurs (position encore conciliante) et les budgets publics en Europe comme aux Etats-Unis limiteront son action récessive pour maintenir le plus gros du plein emploi avec, en sus, les dépenses d’économie de guerre.
La combinaison de ces perspectives macro médiocres, des publications micro dynamiques et de masses monétaires et de taux encore favorables se retrouvent dans les marchés financiers. La trajectoire des profits va s’infléchir, mais la probabilité que cela dure s’est renforcée. Une récession peut être très faible aux Etats-Unis et des bénéfices en Europe de phase de début d’inflation sont au total porteurs pour le moment. La poursuite de cette résistance n’est pas le scénario central qui table toujours sur un fort ralentissement américain provoqué par la Réserve Fédérale. Mais, au stade d’aujourd’hui, les mauvaises nouvelles sont pour beaucoup dans les cours de Bourse ou les rendements des obligations. Les multiples de valorisation sont à des niveaux raisonnables qui protègent en partie les cours face à un ralentissement économique. Reste la géopolitique, ses risques d’embrasement et les retombées de guerre froide : après les matières premières, la problématique gagne les semi-conducteurs. Mais, en l’espèce, il est vain de chercher à anticiper : Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre.