Les conseils des ministres communs entre les gouvernements français et allemands sont des rendez-vous fixés très à l’avance depuis le premier, inauguré en 2003 par Gerhard Schröder et Jacques Chirac, à l’occasion de la commémoration des 40 ans du Traité de l’Elysée. Les préparations de ce rendez-vous annuel ou bi annuel sont précises et ont l’ambition, généralement atteinte, de présenter des décisions, des actions et des orientations communes. Le report de ce conseil qui était convoqué mercredi à Rambouillet est une marque. En dehors de 2020, sous la pression des confinements de la Covid, il n’y a eu qu’une année sans que cette instance se réunisse (2011, mais le dernier de 2010 s’était tenu en décembre et le premier de 2012 en février). C’est en premier lieu un échec pour le président français qui veut marquer ses quinquennats sous une route européenne vers plus de fédéralisme bâti en commun avec l’Allemagne. Les apparences ont été à peine sauvées par un déjeuner avec le chancelier à l’Elysée, sans conférence de presse commune ni même de communiqué commun. Les politiques divergent sérieusement pour en arriver là. Les égoïsmes nationaux s’affichent. Mais est-ce nouveau ?
Il est aujourd’hui banal de le constater : le concept de « couple franco-allemand » est un peu un fantasme … franco français. Bien sûr, les images du passé qui ont pu frapper les esprits sont toujours là. Le chancelier Adenauer et le général De Gaulle côte à côte à la messe de Te Deum célébrée dans la cathédrale Reims en 1963 ; La complicité Giscard - Schmidt en avril 1978, lançant l’union monétaire à Rambouillet trois ans après y avoir créé la gouvernance mondiale en y réunissant le G6 (devenu G7) ; Kohl et Mitterrand main dans la main devant l’ossuaire de Douaumont en 1984. Un « couple », peut-être pas, malgré la formule qui date de 1978, mais certainement une alliance visant depuis plus de 60 ans la construction d’une prospérité commune. Le vent a bien tourné depuis ces temps des beaux symboles.
Bien sûr, les équilibres ont été rompus et même bousculés par la réunification allemande de 1990. Les européens et en particulier les Français et les Italiens en ont payé dans les années qui ont suivi le prix par des politiques monétaires et budgétaires qui devaient contrebalancer au niveau européen la création monétaire de la parité du deutsche mark avec l’ostmark. François Mitterrand avait prévenu en reprenant la formule de Mauriac : « j’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux ». Mais ses derniers gouvernements et plus encore depuis 1995 ceux de ses successeurs, ont ignoré ou voulu ignorer dans les décisions communautaires les ambitions de la Grande Allemagne, prioritairement nationales. La stratégie économique mercantiliste suivie par la RFA depuis l’après-guerre a alors pris un nouvel élan sans doute mésestimé. Depuis 30 ans, la prospérité commune en Europe et les intérêts français semblent être passés largement au deuxième plan dans les instances européennes. A coups de directives, de traités, d’accords, de mesures spécifiques, l’Allemagne a géré pour elle, d’une certaine façon les gouvernements français se sont alignés sur les intérêts allemands aussi. Pour maintenir « le couple » la soumission a été la règle.
L’Allemagne a changé de taille en 1990. La RDA a apporté une population qui pesait 20 % du total Une population allemande, parlant allemand, bien éduquée et formée qui a fourni une main d’oeuvre peu encline à demander plus que les salaires en deutschemark lui apportant déjà un pouvoir d’achat inespéré. Cette population a aussi apporté un relai de consommateurs assuré d’une croissance longue. Ces atouts maîtres ont été joués et les gouvernements français ont pêché par naïveté devant la stratégie de productivité allemande. C’est bien sûr la pression de la main d’œuvre de l’Est qui a permis les fameuses réformes de structures Schröder de 2002. La compétitivité de l’industrie a été un mot d’ordre renforcé depuis. Une compétitivité qui ne visait pas en priorité la Chine, le Japon ou les Etats-Unis. Elle a ciblé la concurrence des entreprises françaises et allemandes. Pour construire cette productivité, l’euro – deutschemark über alles ! - a garanti à l’Allemagne un change de compétition au plan mondial puisqu’il prenait en compte la France et les pays du Sud ou de l’Est. Ainsi, les industries allemandes ont été parmi les grandes gagnantes de la croissance chinoise alors que la France et l’Italie, bloquées dans la monnaie unique, devaient encaisser des dévaluations internes à répétition.
L’énergie est aujourd’hui au centre du différend qui oppose le chancelier et notre président. Le dossier manifeste une nouvelle fois la gestion des égoïsmes qui est la marque de la stratégie allemande de long terme. Un mélange de démagogie écolo et d’opportunisme explique le choix du gaz russe pour faire tourner la machine allemande. Au-delà des questions géostratégiques qui font comprendre aujourd’hui le risque pris par les dirigeants allemands, un objectif plus qu’implicite était de priver la France de son atout maître qui était la puissance de son industrie nucléaire. Le raisonnement est facile à résumer : l’Allemagne pouvait profiter de sa productivité créée par les efforts de son pacte social issu de la réunification, la France ne devait pas le faire avec sa production énergétique, résultante d’investissements publics (et ayant contribué à son endettement). Pour résumer la communication souvent reprise en France par des lobbies pro-germains : des efforts sains des agents économiques d’un côté du Rhin, le recours à l’Etat de l’autre. Cela fait 20 ans que ce déséquilibre s’est installé et que les gouvernements français ont de fait capitulé. Dès l’année 2000 Gerhard Schröder avait fait le choix du gaz russe et planifié la sortie de la production nucléaire de son pays pour 2020. Il demandait que les pays européens le suivent. Les gouvernements français ont obtempéré progressivement au diktat. Jacques Chirac ne s’est pas contenté de promouvoir le désastreux « principe de précaution ». Les directives électricité et gaz de 1996 et 1998, révisées en 2006 et depuis, portaient en elles la partition et même destruction partielle d’EDF, qui garantissait un avantage aux agents économiques français. En découlent finalement les ventes à perte pour notre producteur nationale et la fixation des prix de l’électricité au niveau européen visant à faire payer le prix fort y compris en France, sous le prétexte de garantir une équité de concurrence. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy n’a pas inversé ce mouvement destructeur. On peut lui reconnaître une ambition (tardive) de relancer l’industrie nucléaire dans les débats de 2017 face à François Hollande. Pour autant, EDF n’a pas été défendu et l’effondrement du Commissariat à l’Energie Atomique, naguère un champion mondial, date des années de son pouvoir. François Hollande et Macron 1 ont donné le coup de grâce avec la fermeture de la centrale de Fessenheim et un programme d’autres fermetures s’apparentait à un plan de démantèlement.
Les exemples pourraient être multipliés. Les Allemands – à qui les conditions d’après-guerre avaient interdit la constitution d’une industrie aéronautique - ont pris le contrôle d’Airbus. Ils jouent perso dans le spatial. Les scandales du Dieselgate de leur industrie automobile dominante ont lourdement pénalisé PSA et Renault. Les choix militaires allemands sont loin d’être favorables aux thèses et aux industriels de notre pays. La soumission française aux intérêts d’outre-Rhin (« il faut sauver le couple ! ») s’est aussi renforcée au gré des traités sur le terrain monétaire. Certes, la contrepartie de l’impossibilité de dévaluer est de profiter de la Banque Centrale Européenne pour financer nos déficits publics. Cependant, les intérêts allemands sont bien garantis par le droit de veto unique en Europe dont dispose la Cour constitutionnelle de Karlsruhe. Un point est significatif : la crise de l’euro n’a pas été réglée en 2010 par un « sauvetage de la Grèce ». Celle-ci n’a pas été sauvée, mais sanctionnée. Le « sauvetage » était celui des détenteurs de la dette grecque, en majorité des banques allemandes. Aujourd’hui, en annonçant un bouclier énergétique de 200 milliards d’euros et un déficit public qui va au total approcher 7 % de son PIB, l’Allemagne plonge sans états d’âme dans une politique budgétaire qu’elle a souvent tenté d’interdire aux autres pays.
Macron 2 semble avoir pris la mesure des dégâts de 28 ans de soumission en Europe aux intérêts allemands. L’Allemagne fait face à une crise de ses approvisionnements énergétiques et de ses exportations vers l’Asie. Son mercantilisme se paie et il est naturel qu’elle veuille préserver ses intérêts par rapport à ses positions dogmatiques dans un cadre bouleversé. Proclamer « le couple franco-allemand » ne peut plus être une raison d’accepter encore toutes les compromissions, fussent-elles nouvelles. Le président français a bien des atouts dans sa main et pas seulement des alliances d’intérêt avec les pays européens du Sud et de l’Est. Il y a un besoin de stabilité qui restreigne les déséquilibres entre pays de l’Union et ne les creusent pas. On ne peut pas espérer que la nouvelle fermeté de l’Elysée puisse amener l’Allemagne « à payer » suivant le slogan de 1919 au moment de la signature du traité de Versailles. Gagnante de la mondialisation des années 2000 et 2010, elle va évidemment tout faire pour prolonger l’avantage et en tirer les dividendes. La fermeté française peut lui imposer des limites après ces 30 ans de repli continuel. Pour autant, on ne peut ignorer une frustration du peuple « gagnant » : le retard patrimonial. La dernière publication des fortunes mondiales menée par le Crédit Suisse donne aux français un patrimoine moyen de 322.000 dollars, ce qui est 25 % supérieur à la moyenne allemande. Les inégalités renforcent la frustration : le patrimoine médian des Français se monte à 139.000 dollars, plus de deux fois supérieur à celui des Allemands.