La finance est - elle aussi – facilement pavée de bonnes intentions. La plus ancienne banque du monde en activité, la Banca Monte dei Paschi di Siena a été créée à la fin du XVème siècle par les magistrats gouvernant la République de Sienne pour donner un accès au crédit aux plus pauvres. Chez nous, la restauration a fondé en 1816 la Caisse des Dépôts pour assurer « la foi publique » en matière financière. Plus tard, l’influence du saint-simonisme a conduit à la création de banques ouvertes à l’épargne et au crédit à portée de tous, à l’image du Crédit Lyonnais (1863). La question est évidement philosophique ou même théologique : peut-on faire de l’argent et le bien en même temps ? Doit-on faire de l’argent et, ensuite, faire le bien ? La réponse est personnelle. Mais elle s’exprime aussi sur les marchés financiers qui sont la résultante des arbitrages individuels, eux-mêmes fortement orientés par la fiscalité et par les pressions médiatiques. La montée en puissance de la finance éthique est la réponse du moment. Dans les gestions, les critères ESG (pour Environnement, Social et Gouvernance) et ISR (pour Investissement Socialement Responsable) s’imposent. Bien sûr, la structure même de ce que sont les marchés, c’est à dire avant tout la gestion des engagements de retraites américaines, japonaises et des pays européens ayant opté pour la capitalisation, joue en faveur d’investissements d’avenir et pas seulement de performance financière à court terme. Ce n’est pas la seule raison pour gagner de l’argent – c’est toujours l’objectif – mais le gagner en se montrant « responsable ».
Aujourd’hui, que ce soit pour des raisons objectives ou en raison de communications qui sont facilement alarmistes à tort ou à raison, le sujet est avant tout l’environnement. Les variations de climat sont ciblées et, en premier lieu, les émissions de gaz à effet de serre. La gouvernance des entreprises (le G de ESG) est une préoccupation qui passe bien après. Les critères sociaux (le S) sont aussi considérés comme moins prioritaires. C’est le long terme qui permettra de placer les évolutions climatiques dans une problématique objective. Ce que l’on peut constater en tout cas, c’est l’urgence d’inscrire la communication des choix de gestion financière et de gestion des entreprises dans un profil « climatique », les émissions de dioxyde de carbone étant particulièrement cadrées. Sur le plan strictement financier, l’équation serait favorable à la vertu. Ce qu’on ne gagne pas ou ce que coûte la gestion orientée ESG et singulièrement E (pour environnement) peut se retrouver dans les multiples acceptés par les investisseurs. Daniel Tondu, le patron de Gestion 21 qui est un des spécialistes parisiens des fonds ESG – ISR concède que « le coût de la transition sera supporté entre les entreprises par une baisse de marge et les clients par une hausse des prix (et que) la performance des investisseurs en actions sera affectée négativement par l’intégration de coûts ». Mais il assure aussi qu’au-delà de performances très positives ou très négatives selon les effets de mode boursiers, « à long terme, la performance d’un portefeuille ESG sera positive car les entreprises ESG vont gagner des parts de marché au détriment des autres. » Les sacrifices de marge à court terme se retrouveraient ainsi en instantané dans les cours de Bourse, les multiples de capitalisation prenant en compte les potentiels de long terme … et les effets des notations ISR-ESG sur la composition des portefeuilles. Les recherches académiques plaident pour cet équilibrage des facteurs positifs et négatifs. Une étude menée sous la direction de François Bellot, professeur de finance d’entreprise à Cergy Paris Université conclut que « la performance des fonds ESG n’est pas significativement différente de celle des fonds conventionnels ». « On ne peut pas affirmer que l’ESG créée de la performance, (…) mais il n’y pas d’évidence claire pour affirmer, a contrario, que l’ESG détruit de la valeur. » résume l’analyse. Pour le moment, les choix seraient finalement neutres sur la valorisation boursière. On s’interroge forcément sur la pérennité de cette situation favorable au sacrifice des marges. Il y a un facteur qui joue sur les multiples de capitalisation : le taux d’intérêt et, lui n’est jamais neutre. La prime aux actions « vertueuses » est, au-delà des effets de notation des fonds, une anticipation sur le long terme. Dans des conjonctures de taux réels (et même de taux nominaux) négatifs, la prime en terme de price earning est plus forte que face à des taux réels autour de zéro et plus encore quand ils sont positifs. L’environnement de taux d’intérêt va durablement se révéler moins favorable pour valoriser les stratégies de long (voire très long) terme de l’ESG-ISR et singulièrement pour les industries énergétiques.
La question ne se pose pas seulement aux gestions de fonds. Elle est la même pour les entreprises. Les plus émettrices de CO2, en premier lieu les pétrolières, sont dans le viseur et, pour choisir, peuvent avoir une référence : l’industrie du tabac. Les campagnes antitabac ont pris sans cesse de l’ampleur depuis les premières conclusions de l’organisation Mondiale de la Santé du milieu des années 1970 et ont connu une nette accélération au travers le monde à partir de l’année 2000. Philip Morris, le leader, a utilisé ses cash flows pour se diversifier : la bière avec Miller dès 1970, Seven Up en 1978, Kraft General Food en 1989, les cafés et chocolats de Suchard en 1990, Cachou Lajaunie en 1998, les biscuits de Nabisco en 2000. L’ensemble, regroupé dans Kraft Fonds, a été distribué aux actionnaires en 2007, qui récupéraient ainsi la création de valeur financée par l’autofinancement des activités tabatières. En 2008, Philip Morris (qui s’est renommé Altria) s’est ensuite scindé en deux : d’un côté Philip Morris International et de l’autre Philip Morris (USA) conservé dans Altria. Altria a poursuivi la création de valeur de diversification avec l’achat (2008) puis la vente (2021) des vins San Daniele, mais a surtout pris très énergiquement depuis le milieu des années 2010 le tournant du tabac sans fumée (tabac à chiquer, cannabis, vapoteuses, ...). Philip Morris International (PMI) qui est domicilié en Suisse a profité d’un environnement moins contraignant que son ancienne société sœur restée aux Etats-Unis (c’était le but de la scission). Les bénéfices ont été au rendez-vous, mais si la stratégie de diversifications n’a pas été répliquée, la politique d’un monde sans fumée a concentré les investissements à partir d’un choix stratégique de 2012, quatre ans après la scission. En 2019, les montants à investir avaient conduit à un projet retour à une société unique par fusion avec Altria. Rejetée par la Bourse en raison de la différence de rentabilité (les marges de PMI étant beaucoup plus élevées), elle a conduit PMI à conclure un accord de distribution du procédé Iqos de tabac à chauffer d’Altria Cet accord a été renouvelé cette année et étendu aux Etats-Unis le mois dernier pour un montant de 2,7 milliards de dollars. Sur la même période BAT, le numéro deux mondial, a privilégié les bénéfices de court terme et la préparation du long terme. Il a concentré ses activités dans le tabac et a orienté ses cash flows vers ses actionnaires (dividendes et rachats d’actions) et dans des investissements tabac (Rothman, Lorillard, des privatisations de monopoles). Les flux de dividendes doivent être actualisés si on veut comparer avec la rentabilité des sorties d'Altria. Cependant, les fortes marges tournent un peu court face à l’accélération de la contraction des marchés du tabac. Le tournant a été pris très progressivement : en 2013, un pied avait certes été posé dans la e-cigarette et en 2015 Reynolds America (vapotage) avait été racheté, mais c’est cette année qu’une stratégie « A Better Tomorrow » de mutation engage véritablement la montée en puissance des activités de tabac sans fumée, annonce un bilan carbone neutre de ses fabrications en 2030 et zéro émission de la chaîne de production globale en 2050 L’heure des dividendes est en partie passée, celui des gros investissements s’impose.
Bien sûr, le tabac a un avenir plus bouché que le pétrole ou le gaz qui vont rester pendant des dizaines ou même des centaines d’années des sources d’énergie majeures, en particulier dans les pays émergents à forte démographie. Bien sûr aussi, les investissements de recherche-exploration et ceux pour la production de combustibles non conventionnels, mais toujours fossiles, ne vont pas se stopper brutalement au risque de provoquer un choc énergétique violent et durable. Mais les groupes ont à faire face à une problématique qui a été celle de British American Tobacco et de Philip Morris : servir le maximum aux actionnaires avec les profits du métier de base ou investir dans des diversifications et des innovations pour les valoriser et/ou préparer l’avenir de long terme. Nous connaissons bien le cas de Total, mais les autres majors vont devoir présenter leurs stratégies. On comprend que les investissements « verts » qui seraient logés dans des filiales pourraient être valorisées sur des ratios très élevés si ces dernières devaient être proposées à des investisseurs. On constate aujourd’hui des investissements très importants dans les métiers de transition énergétique. Pour en rester à notre champion, les marges permettent encore de viser à la fois le maintien de la rémunération des actionnaires et les objectifs Net Zéro en 2050 en s’imposant comme un leader de la transition énergétique. On ne doit cependant pas ignorer le coût de la transformation : de fait il pèse et va peser sur les rémunérations aux actionnaires, mais on a compris que les activités nouvelles pourront revendiquer des multiples bien plus élevés que les branches classiques, qu’elles soient contrôlées à 100 % ou ayant un capital ouvert.
Les leçons du tabac doivent être tirées pour le pétrole. Les managements ont pris la mesure des nécessités. Les investisseurs ne valorisent sans doute pas suffisamment le potentiel spécifique des branches d’activités nouvelles. Les actions pétrolières sont évaluées en fonction de leurs profits et, surtout des dividendes versés. Les rendements sont élevés, mais n’empêchent pas la création de valeur des filiales que les marchés vont sans doute plutôt rapidement valoriser et même survaloriser. Malgré les rendements, le potentiel boursier des pétrolières est peut-être encore mésestimé. Le « rerating » du secteur (réévaluation des multiples) a encore de la marge pour doper les actions des majors.