Il y a un consensus qui ne fait pas débat : la conjoncture 2023 est plus qu’incertaine. Les scénarios qui semblaient s’imposer et reposaient sur la contraction de l’activité aux Etats-Unis, en Europe et (un peu moins) au Japon face à une normalisation de la croissance chinoise au-delà des 5 %, sont aujourd’hui remis en cause les uns après les autres. Remis en cause sans que, pour autant, de nouveaux points d’appui soient apparus. Il y a une réalité en revanche, celle des marchés financiers. Et avant tout celle des marchés de l’argent. Les taux longs sont à la fois les actifs les plus réactifs et ceux qui sont l’objet des transactions les plus élevées. Le marché des changes est plus liquide encore et réactif de façon un peu différente : le court terme pèse autant que les anticipations longues. Pour anticiper sur l’économie, dans les périodes de rupture, les marchés obligataires sont ainsi des indicateurs nettement plus fiables que ceux de actions. La constatation du moment, c’est l’évolution de la hiérarchie des taux d’intérêt en fonction de la durée : la courbe des taux (qui présente cette hiérarchie) s’est inversée.
Des rendements qui vont croissant avec la durée de l’immobilisation, c’est une situation qui semble assez logique. Le taux d’intérêt rémunère le blocage des fonds, mais aussi le risque et, plus le temps est long, plus celui-ci semble devoir être plus important. Il y a un facteur de risque que les investisseurs tiennent pour peu important voir nul : celui de la contrepartie dès lors qu’il s’agit des emprunts d’État de grands pays solvables. Les défaillances de l’Empire russe ou les multiples déroutes du mark au XXème siècle restent des exceptions. Les emprunts de l’État américain, du Japon, du Royaume Uni, de l’Allemagne ou de la France sont jugés aujourd’hui « sans risque de signature ». Ce qui joue sur les taux d’intérêts des emprunts souverains ce sont les conditions financières du court terme (fixées par les Banques Centrales) et les anticipations économiques pouvant peser sur la valeur de la monnaie à terme ou sur son évaluation avant l’échéance (variations de marché). Le court terme influence le financement des investissements et les marges des établissements bancaires dans leur activité de prêts. Les anticipations économiques de croissance et d’inflation jouent sur la valeur de la monnaie. Le change aussi. Les variations de marché proviennent des anticipations du tout et de conditions d’offre de capitaux et de demande de financement pour les durées considérées.
Les marchés obligataires sont aujourd’hui dans la situation contre-intuitive de la courbe inversée. Ce n’est pas le cas pour tous les emprunts d’État et pas pour tous dans les mêmes proportions. Les rendements des emprunts d’Etat chinois, japonais, néozélandais, australiens et italiens progressent de façon cohérente ou habituelle en fonction de leur maturité. C’est en revanche la situation inverse pour les obligations britanniques, allemandes, françaises et américaines. C’est bien sûr ce dernier cas, celui de l’économie et de la monnaie dominante (sans parler des armes) qui est le plus pesant et frappant. Les rendements de l’ensemble des échéances de plus de 3 ans des T-Bonds sont inférieures à ceux (4,65 %) du 2 ans. Les investisseurs acceptent pour 8 à 10 ans un taux inférieur de plus de 1 %. Le 30 ans présente encore un rendement inférieur de 0,8 % au 2 ans. Toutes proportions gardées, la situation est comparable pour les Bunds allemands, et est plus nuancée mais dans le même sens pour les OAT françaises ou les Tilts britanniques.
Il y a trois grands facteurs qui expliquent ces anticipations.
Le premier est la valeur de la monnaie à l’échéance. Les investisseurs protègent leurs actifs. L’inflation à deux ans justifie l’exigence de taux d’intérêt couvrant au moins en grande partie la baisse de valeur liée à la hausse des prix. Les rendements plus faibles sur les échéances longues anticipent une baisse de l’inflation suffisamment forte et durable pour effacer la perte de valeur et reconstituer l’actif.Le deuxième est une conséquence : c’est une baisse des taux courts menée par les Banques Centrales sur la base d’une inflation qui serait fortement réduite qui est anticipée aux échéances moyennes et long terme. Le troisième est sans doute le plus sérieux : on se projette avec une inflation basse, mais synonyme ou concomitante avec une faiblesse de l’économie
Les facteurs démographiques et l’inéluctable consolidation à la baisse des marges des entreprises sont des éléments de long terme qui pèsent sur la croissance potentielle mondiale et aussi sur celle des moteurs américain et chinois. Mais aujourd’hui, ce sont les conséquences de la reconstitution (encore partielle) de taux du court terme réels – c’est à dire supérieurs à l’inflation – qui poussent à une contraction de la conjoncture dans les trimestres qui viennent. L’observation historique montre que toutes les périodes de récession ont été précédées d’une situation de courbe des taux inversée. On ne peut pas conclue à l’inverse : il est arrivé que la hiérarchie des taux en fonction de la durée soit inverse ou plate et qu’une récession ne s’en soit pas suivie. Cependant, les marchés obligataires anticipent bien aujourd’hui une croissance très faible ou négative. Le graphique des spécialistes de LBPAM montre bien que les quatre récessions encaissées par l’économie américaine depuis 35 ans (1990, 2001, 2008 et 2020) ont été annoncées par des taux longs inférieurs aux taux courts. La conjoncture américaine s’étend et, en particulier dans les économies européennes. Dans le cas présent, le Vieux Continent a des chances d’amplifier un refroidissement américain et de repartir moins fort, fortement pénalisé par la donne de la guerre d’Ukraine et, très certainement de l’après-guerre.
Les marchés de l’argent ont très souvent raison et certainement plus sûrement que ceux des autres actifs, en particulier des actions. Les projections actuelles sur les taux reposent cependant sur le pari de la réduction finalement assez rapide et durable de l’inflation. Il n’est pas gagné d’avance car, aux Etats-Unis, la dynamique interne, les mesures protectionnistes, les profits de la nouvelle donne énergétique et, surtout, le marché de l’emploi, poussent les prix. Le salaire horaire moyen américain est en hausse de 5,1 % de novembre à novembre : les hausses de taux directeurs de la Réserve fédérale n’ont pas vraiment freiné la demande d’emploi des entreprises. Le dynamisme de l’économie américaine repousse la contraction conjoncturelle, mais, sauf demi-tour de la Fed ne permettra pas d’y échapper. On voit mal ce qui inciterait la banque centrale à interrompre la hausse de ses taux (le fameux pivot joué sur les marchés des actions), même si elle navigue à vue et peut être plus progressive. L’annonce de la récession par les marchés obligataires est à prendre au sérieux. Elle n’est pas certaine certes, mais le ralentissement l’est. Ce tournant ce cycle est bien perçu sur le marché des taux mais est loin de l’être sur les Bourses. La stagnation du produit intérieur brut de la zone euro sur les années 2023-2024 après un passage en négatif, un score de 1 % à 1,3 % pour le PIB américain après aussi un passage en récession sont dans les scénarios des conjoncturistes. Ils ne le sont pas dans les cours des actions qui, de plus tablent sur un net recul de l’inflation dans les 18 mois.