Le début calendaire de l’exercice incite à se projeter et à dessiner des scénarios. L’exercice peut paraître naturel mais, évidemment, regarder les anticipations des années précédentes et a fortiori de janvier 2020, 2021 et 2022 rend forcément modeste. L’imprévu – le cygne noir qui remet en cause les certitudes étables comme on le dit sur les marchés financiers – a été particulièrement présent depuis l’épidémie de Covid, la guerre d’Ukraine prenant pour ainsi dire le relais. Mais le moins qu’on puisse dire est que les projections ont été prises à rebours. L’habitude – ou une certaine paresse – se retrouve dans les consensus de début d’année qui le plus souvent anticipent une hausse des bénéfices des sociétés cotées et des cours des actions des grandes Bourses tournant autour de 10 %. Des indicateurs statistiques, souvent sans que la causalité puisse les expliquer, servent aussi de points d’appui. Ainsi, les 5 premières séances à la Bourse de Paris donnent la tendance de l’année dans près de trois quarts des cas. Cette année, ce dernier « indicateur » a toutes les chances d’annoncer une progression des actions pour les 12 mois qui viennent. Cette statistique vient appuyer un sentiment optimiste plutôt général. Après une baisse des cours que certains ont trouvé largement due à des facteurs exogènes, après une inflation qui l’a aussi été pour une part, après une hausse des taux longs qui anticipe largement sur la politique des grandes banques centrales, la place semble s’ouvrir sur une conjoncture économique et financière porteuse. Les analyses ont une certaine tendance à dessiner un environnement qui « prenne sa revanche » sur des trimestres d’incertitudes sinon de dépression. Les consensus pour 2023 veulent dessiner un retour « à la normale » en 2024 sur la base d’un cycle échappant au décrochage et d’une inflation qui se réduirait presque d’elle-même. Et la géopolitique ne pèse pas sur ces analyses, l’installation dans la guerre d’Ukraine banalisant en quelque sorte les crises alors que la Chine semble prête à pousser à nouveau la mondialisation.
Les dernières données avancées de l’économie – les PMI des directeurs d’achat- ont encore reculé en décembre dans toutes les grandes zones économiques. Elles indiquent toujours un ralentissement conjoncturel mondial qui s’installe au premier trimestre, en particulier aux Etats-Unis et en Europe. On a observé cependant une amélioration à la marge et, au pire des cas une stabilisation de la dégradation en décembre. Des deux côtés de l’Atlantique dans le même temps, les marchés de l’emploi sont restés très solides. Ainsi, aux Etats-Unis, les demandes d’allocation chômage ont même reculé dans la première quinzaine de décembre et, en tout état de cause, restent dans des niveaux proches des plus bas historiques. Depuis maintenant plus de trois mois, les conjoncturistes reculent le calendrier de la récession américaine et en diminuent l’ampleur. La dynamique propre de l’économie américaine qui est encore dopée par les plans publics de soutien Trump, puis Biden, exerce toujours un effet cumulatif. En Europe, le même soutien des budgets joue à plein. Il ne se ralentit pas, au contraire, et permet aux économies vulnérables – en premier lieu l’Allemagne – de tenir. Dans un sens inverse, on doit prendre en compte l’effet retard des durcissements de politiques monétaires : c’est au bout de 4 à 6 trimestres qu’on en ressent les effets sur le cycle conjoncturel. On n’y est pas en Europe où les taux directeurs de la Banque Centrale sont encore très inférieurs à un simple niveau de neutralité, mais, aux Etats-Unis, l’immobilier résidentiel marque un retournement. Reste la Chine, dont on ne peut attendre qu’un effet positif sur la conjoncture : un retour à des blocages serait en quelque sorte un statu quo et une ouverture, quelle que puisse être son périmètre, aurait des effets positifs. La première « certitude » des marchés – pas de récession dure – est le scénario qui s’impose avec finalement pas mal de marge. Il va cependant être mis à l’épreuve des taux d’intérêt et, en amont de celle de l’inflation.
Cette dynamique de l’économie explique une persistance de l’inflation au-delà du fameux facteur externe qu’a pu constituer la guerre d’Ukraine. Aujourd’hui, les cours du pétrole et du gaz, et d’un certain nombre de matières premières, sont inférieurs à ce qu’ils étaient il y a un an. On ne peut pas dire que cette baisse et, pour le moins l’effacement de l’effet de base, se retrouvent dans les niveaux d’inflation. Des effets d’annonce de réduction de tendance inflationniste en Europe – on en arrive à se réjouir d’un passage sous les 10 % ne doivent pas tromper : l’inflation européenne de 8,5 % cette année ne va pas vraiment se réduire à proportion des baisses de l’énergie et des matières premières : la Banque Centrale Européenne table sur 6,3 % en 2023. Aux Etats-Unis, la baisse de la donnée globale ne peut occulter la tendance de près de 6 % de hausse pour la statistique « cœur » qui exclut l’énergie et les matières premières, mais aussi les prix agroalimentaires. Les investisseurs semblent vouloir croire à un retour, aux Etats-Unis comme en Europe, à des niveaux d’inflation inférieurs à 3 % dès 2024, rapprochant de la constatation d’un objectif crédible pour les 2 % retenus par les banquiers centraux. Cela apparaît bien peu probable, eu égard aux tensions sur les prix qui étaient largement en place avant la guerre d’Ukraine. La normalisation des circuits d’approvisionnements et un alignement des salaires qui assure un maintien ou même une progression des pouvoirs d’achat va prendre du temps et, sans doute fixer durablement la dérive des prix sensiblement au-delà des fameux 2 %. L’objectif pour 2024 ne serait crédible qu’au prix d’une récession dure qui n’est pas dans les tendances actuelles.
La foi dans cette normalisation, puis cette réduction de l’inflation se retrouve dans les cotations des taux sur les marchés « futures ». Une pause marquée par le Réserve Fédérale américaine (qui a déjà ramené de 0,75 % à 0,5% la hausse de ses taux directeurs le mois dernier) est anticipée à partir de mai prochain. Pour la BCE, qui reste très en retrait dans le resserrement de sa politique, la même pause serait atteinte à l’automne. Le déroulé ne paraît pas bouclé : sauf décrochage du cycle et entrée en récession dure – ce qui n’est pas envisagé – la Réserve Fédérale ne va pas lâcher la pression sur l’inflation. Si les 2 % ne sont pas très crédibles à 2 ou 3 ans, il faudra un retour de la dérive des prix américains entre 3,5 et 4 % pour qu’elle le fasse. Sauf bien sûr à ce que la récession bouscule le marché de l’emploi. Du côté européen, les directives de New York seront répercutées, atténuées en raison de la disparité des conjonctures au sein de la zone euro, et avec un certain coussin de dépenses publiques toujours pas contrôlées.
On comprend que la croissance maintenue sans récession et avec le plein emploi, l’inflation qui se ralentirait et les Banques Centrales à nouveau conciliantes formeraient un scénario idéal pour les investisseurs qui a peu de chances de se réaliser. Il n’y a pas de raison pour autant de prendre ce parti résolument optimiste. L’inflation va sans doute pousser la Réserve Fédérale à aller aussi loin que possible et prendre le risque d’une récession. L’inflation va former la fameuse boucle avec les salaires et les coûts des équipements sans qu’une nouvelle phase de mondialisation importe de la déflation dans les grandes économies. Les marges bénéficiaires des entreprises vont forcément reculer depuis les niveaux records de 2021-2022. Tout cela – chiffre d’affaires coiffés, marges pincées, taux d’intérêt élevés - n’annonce pas forcément des corrections sévères. Mais plutôt de la modération face à un début d’année marqué par l’optimisme.