Ce début d’année est marqué par plus de paradoxes que ce point d’appui. Les marchés d’actions ne semblent pas en avoir cure, mais leur parti délibérément optimiste n’est pas une réelle réponse aux questions économiques et financières qui se posent après un exercice 2022 vraiment atypique. La récession américaine ou européenne est-elle inéluctable cette année ? Sinon, comment expliquer la situation de hiérarchie des taux en fonction de la durée qui soit inversée ? Avec l’ouverture plutôt compliquée de la Chine, la démondialisation va-t-elle s’inverser et le commerce mondial redevenir le contributeur numéro un de du cycle conjoncturel ? Le contre choc énergétique va-t-il permettre le retour de l’inflation dans ses niveaux des années 2010 ? Les marchés de l’emploi vont-ils se modérer pour limiter les hausses de salaires ? Derrière l’envolée des Bourses, la croissance et l’inflation sont dans la ligne de mire. La gestion monétaire ne fait pas tout : outre les déficits budgétaires, les effets de base, les chaines de production et, en final l’emploi, sont à la fois des baromètres et des facteurs des évolutions.
La Réserve Fédérale a tapé fort : 7 hausses successives de l’objectif de rendement des fonds fédéraux depuis le 16 mars 2022 l’ont porté de 0,25 % à 4,5 %. Le niveau actuel est le plus élevé depuis la crise de 2008. La Banque Centrale Européenne a dû obéir et n’a pu que s’aligner. Elle l’a fait avec retard et de façon atténuée. Depuis le 21 juillet, son taux directeur est passé de zéro à 2,5 %. La prise en compte plutôt tardive de la réalité de l’inflation – après des trimestres d’affirmation de son caractère temporaire – a en tout cas incité la Fed à ignorer les risques de bord d’une récession dure. Les « économistes croyants », c’est à dire considérant que la politique de taux directeur a des effets automatiques et quantifiables sur la conjoncture attendent depuis trois mois un ralentissement de l’économie américaine qui tournerait à la récession à la fin du 1er trimestre. Semaine après semaine, ils repoussent l’échéance et, aujourd’hui le consensus ne table plus sur une contraction de l’économie avant le troisième trimestre Le calendrier est repoussé alors que l’ampleur de cette récession et sa durée sont revues en nette baisse. La raison de ces révisions de scénarios ? L’absence de recul enregistré dans les statistiques globales américaines. Certes, l’immobilier résidentiel peut être un indicateur avancé, mais les données de produit intérieur brut tiennent, même si les indicateurs avancés des directeurs d’achat pronostiquent une (très légère) récession à venir. L’économie est soutenue par sa dynamique propre et par les bénéfices cumulatifs de la guerre menée par les Etats-Unis en Ukraine : dépenses publiques renforçant les plans de soutien Trump et Biden, effets positifs des évolutions des marchés de l’énergie pour un pays qui renforce ses positions exportatrices. Il y a pourtant un signal et il vient du marché financier le plus large, le plus actif et celui qui se révèle à moyen terme le plus pertinent : celui des taux. La hiérarchie des rendements des emprunts américains en fonction de leur durée (courbe des taux) présente une figure dite inversée. Les rendements du court terme (4,35 % pour le 2 ans) sont supérieurs à ceux du moyen et du long terme (3,7 % à 5 ans ; 3,6 % à 10 ans et même 3,7 % à 30 ans). Cette méfiance sur le court terme anticipe sur une récession, même si on ne la perçoit pas dans les statistiques publiées.
La résistance de la conjoncture ne semble pas nourrir pas l’inflation. Les effets de base du contre-choc des cours de l’énergie entraînent mécaniquement la dérive des prix à la baisse. Il est vrai qu’on vient d’assez loin, l’envolée du baril et du Kw/h de gaz ayant dopé l’inflation de février à juillet dernier. Pour autant, les données « cœur » qui sont celles suivies par la Réserve Fédérale montrent une persistance de la dérive des prix hors énergie et alimentation alors même que l’alimentation est sur une tendance haussière qui ne peut pas totalement être qualifiée de « volatile ». En décembre, le chiffre brut américain de 6,5 % traduit une stabilisation en baisse après la série 8,1 % - 7,7 % - 7,1 % depuis la fin de l’été. Cela posé, la dérive « cœur » poursuit bien prudemment sa stabilisation : après la série 6,6 % - 6,3 %- 6 % depuis septembre, et s’est établie à 5,7 %. Si la politique de taux de la Réserve Fédérale a fortement appuyé sur les prix de l’immobilier, l’économie américaine est toujours inflationniste. La démondialisation et le rapatriement de production joue par nature à la hausse sur les prix. Les goulets de production ne sont compensés que partiellement, il y a toujours des pénuries. Au total, les facteurs fondamentaux de désinflation s’atténuent quand les facteurs d’inflation sont persistants.
Tout miser sur la gestion des taux – et pas forcément sur le mix budget/émission globale de monnaie- trouve des limites. La dynamique américaine a un baromètre qui est aussi celui de la Fed : le marché de l’emploi. Les données restent très porteuses : l’économe américaine créé toujours des emplois. Elle en a créé 223.000 en décembre et cela continue : les inscriptions au chômage ont légèrement baissé dans la première semaine de janvier. Ainsi, le taux de chômage retrouve ses niveaux records en s’établissant à 3,5 % de la population active. Si la croissance de l’emploi s’est légèrement infléchie au quatrième trimestre (250.000/mois contre 350.000/mois cet été) elle est très supérieure au niveau de simple stabilisation de l’emploi qui est un peu supérieur à 100.000/mois. La hausse se modère, mais le marché reste tendu malgré les forts reculs des indicateurs d’activité de décembre et une modération, sans doute ponctuelle, de la hausse du salaire horaire moyen. Une simple constatation : celle du taux de sous-emploi (chômeurs, temps partiel subi, personnes « découragées ») qui s’établit à 6 5 % de la population active, son niveau le plus bas depuis le début des années 1980. En Europe, l’emploi reste aussi dans des niveaux proches des records. La résilience de l’économie assure ce maintien malgré les projections plutôt pessimistes des conjoncturistes, la prise en compte des prix effectifs de l’énergie, les hausses de salaires à consentir et l’inconnue des politiques budgétaires de soutien à la consommation qui sont la base de la croissance actuelle.
La clé de l’inflation – et donc de la réduction du rythme des hausses de taux directeurs - est finalement dans le marché de l’emploi. Les politiques budgétaires n’ont pas modifié pour le moment les tensions qui vont placer les hausses de salaires sur une pente qui s’accélère plus qu’elle ne se modère. La fameuse boucle prix-salaires n’est pas enclenchée. Sans aller jusque-là, les hausses de salaires nécessaires pour éviter des chocs de pouvoir d’achat sont installées. L’inflation des services va entretenir une tendance durable qui laisse envisager un maintien de la dérive des prix bien au-delà des 3 % annuels qui permettraient de viser le fameux objectif de 2 % des Banques Centrales. Une croissance qui se maintient grâce au dynamisme propre des économies et à une hausse des revenus des ménages, avec des taux plus élevés mais ne reconstituant pas complètement les rendements réels historiques (compte tenu de l’inflation), ce n’est pas forcément dangereux. Il n’y aurait pas de drame pour le cycle conjoncturel si les hausses de taux directeurs étaient ainsi d’une certaine façon en partie inopérantes face à l’inflation. Pour les entreprises, un sacrifice sur les marges serait la contrepartie acceptable d’une conjoncture encore porteuse pour l’activité.