Le rendez-vous des résultats annuels est un marqueur. Pas simplement celui des indices ou même des entreprises une par une, mais celui du passage des analyses et tendances avérées de la macroéconomie au tamis de la réalité microéconomique. Evidemment, les leçons à tirer sont particulièrement délicates dans les périodes de rupture économique, sinon de crise. Cette année, les analystes financiers et les investisseurs sont servis, avec un tournant du cycle et des pressions sur les matières premières, mais aussi avec les conséquences de la désorganisation des circuits d’approvisionnement dans l’épidémie de la Covid et dans le boom qui avait suivi. Les scénarios macro du pire n’ont pas été confirmés en 2022 et les entreprises ont globalement tenu. Cette année commence dans le prolongement, et les records des actions à Paris en sont un baromètre. Pour autant, la réalité (les bénéfices) ne va pas ignorer les pressions sur les profits qui planent encore.
La flambée boursière de ce début d’année est basée sur une projection – inflation en nette baisse, récession évitée- et un constat – des bénéfices 2022 plus que résilients. La projection peut paraître hardie. D’une part la victoire sur l’inflation en quelque sorte proclamée sur les marchés financiers est loin d’être actée au sein des comités de politique monétaire des banques centrales, en tout cas de celui de la Réserve Fédérale qui dicte leur copie aux autres grandes banques. D’autre part, après avoir fait preuve d’excès de pessimisme sur la conjoncture tout au long de 2022, c’est sans doute un excès inverse qui prédomine aujourd’hui. A force de lire des économistes repoussant le calendrier d’une récession et en en limitant l’ampleur, les investisseurs n’y croient plus vraiment. La résistance de la croissance en 2022 est venue de l’emploi et de la consommation. Les plans budgétaires massifs du Covid, de l’après Covid et de la conjoncture énergétique, puis les dépenses d’économie de guerre aux Etats-Unis ont dopé une dynamique conjoncturelle. Les marchés du travail dans leurs niveaux records en Europe et, surtout, aux Etats-Unis ont soutenu la consommation malgré les pressions de l’inflation sur le pouvoir d’achat. Le score mondial de croissance 2022 de 3 % a été obtenu avec plus de 2 % aux Etats-Unis et 3,5 % dans la zone euro (tirée par l’Europe du Sud) grâce à la tenue des marchés de l’emploi. Même si la réouverture – sans doute heurtée - de la Chine va jouer, c’est à nouveau l’emploi qui sous-tend les anticipations actuelles d’atterrissage en douceur des économies cette année : un peu plus de 2 % de croissance au niveau mondial, autour de 1 % aux Etats-Unis (un peu plus) et en Europe (un peu moins). La question n’est pas réglée. L’emploi est un indicateur retardé du cycle : pour le moment, il résiste mais les indicateurs avancés au-dessous du niveau neutre de 50 ne permettent pas de s’appuyer sur cette résilience. On notera que le consommateur sera aussi l’arbitre de la reprise chinoise et pourrait en limiter la durée. L’atterrissage en douceur du cycle est au total la conclusion des données 2022, mais sera forcément mis en doute au cours de cette année au gré des marchés de l’emploi. Faute de vrai ralentissement, en sens inverse, il serait étonnant que la confiance quant à la forte baisse de l’inflation – encore anticipée pour 2023 à 4 % au plan mondial, à 5 % aux Etats-Unis, à 6 % en Europe - ne soit pas entamée.
On ne va pas tirer de conclusions définitives des premières publications des compagnies américaines. Les banques qui ouvrent le bal ne sont pas des indicateurs dans une conjoncture de taux qui a été bouleversée et dans un contexte financier qui n’a pas été favorable aux opérations de fusion-acquisition, aux introductions en Bourse voire même à certains arbitrages ou portages. Cela posé, des deux côtés de l’Atlantique, les entreprises ont fait mieux qu’attendu, les analystes financiers relevant leurs estimations mois après mois. Deux facteurs ont joué dans le même sens : chiffres d’affaires profitant de la conjoncture résistante, marges préservées grâce à des hausses de prix et de tarifs qui ont pu être plutôt bien passées. L’inflation a gonflé les résultats comme cela avait été le cas dans les périodes de fortes hausses des prix de la fin des années 1970 : la dérive générale des prix permet aux entreprises de mieux passer des hausses de marge. Alors qu’un recul avait été un moment anticipé, les bénéfices des sociétés composant l’indice S&P 500 ont progressé dans des niveaux de 7 % l’année dernière. Hors énergie, le léger recul ou la stagnation est bien là, mais c’est le global qui tient la tendance dans un pays exportateur net de gaz et pétrole. L’Europe venait de moins loin en 2021 et affiche (Stoxx 600) +18 % au global, et un encourageant + 3 % hors énergie.
L’énergie va mécaniquement moins jouer cette année et, compte tenu des anticipations macroéconomiques, il est difficile de ne pas attendre que les données micro (les profits) ne les rejoignent à la baisse. En dehors même des scénarios de récession dure, les bénéfices européens ou américains doivent être attendus dans une fourchette -5 % / + 5 %, sans doute plutôt dans la partie négative. Au-delà d’une année 2023 dont on ne doit pas attendre grand-chose du côté des entreprises, c’est la pression sur les marges dans les années futures de baisse de l’inflation (on ne peut pas parler de désinflation) qui pose question. Les marges bénéficiaires des entreprises sont à des niveaux de records absolus. En Europe, les marges brutes atteignent 35 %, affichant une hausse de plus de 10 % depuis la crise de 2007-2008. Les marges nettes des entreprises cotées dépassent 12 % sur les grands indices américains ou européens. Mais la hausse des salaires et plus encore celle du coût du travail compte tenu des embauches, ne correspondent pas depuis deux ans maintenant à la progression de la productivité. La répercussion des hausses de prix de revient dans les ventes va de ce fait devenir plus difficile et peut créer une boucle négative emploi-consommation, sans doute recherchée par les banques centrales pour réduire l’inflation, mais qui pèsera sur les marges au-delà de l’année « de transition » qu’est 2023.
La constatation de la bonne tenue conjoncturelle et des marges et le pari de la baisse de l’inflation expliquent les records boursiers. Les multiples d’évaluation ne sont pas excessifs sur la base de moyenne historiques (les PE sont même légèrement inférieurs). Ils sont en revanche bien élevés en comparaison de la hausse estimée des bénéfices 2023 des sociétés cotées. Ils prennent ainsi en compte, non seulement des baisses de taux d’intérêt au second semestre et les années suivantes, mais aussi un retour à partir de 2024 des hausses de profits sensiblement supérieurs à 12 % par an. La volatilité des semaines et mois à venir va se concentrer sur l’inflation et ses conséquences sur la gestion monétaire bien sûr, mais avant tout sur le marché du travail et la consommation. Des ruptures sur le premier amèneraient à des arbitrages rapides de crainte des effets d’une inflexion de la consommation sur la croissance. On n’attend pas de détérioration de l’emploi américain avant le printemps, mais les données de cet indicateur retardé pourraient alors secouer les cours : moins d’inflation et de hausse des taux ne contrebalancera pas entièrement les risques pour le cycle.