Les premiers dispositifs proposés en Europe en réaction au fameux Inflation Reduction Act adopté par les deux chambres des Etats-Unis et promulgué le 16 août dernier ont été dévoilés mercredi. Evidemment, les process de la Commission de Bruxelles sont pour beaucoup dans cette réponse plutôt retardée face à un épisode de guerre commerciale visant l’Europe autant que la Chine. Cependant, la Commission européenne et ses fonctionnements bureaucratiques ne sont pas les seuls en cause. Les 27 pays membres n’ont pas la même vision. On doit surtout dire qu’ils n’ont pas des intérêts toujours alignés. Organisme administratif qui se targue facilement de mandats politiques qu’elle n’a pas forcément, la Commission, dans ce qui ressort de son rôle d’initiative, ne peut pas toujours forcer les Etats membres de l’Union Européenne. La riposte bien tardive à l’IRA– et sans doute plutôt timide – reflète la difficulté des pays membres de l’UE à définir une base qui soit commune dans la durée. Il est vrai que la guerre d’Ukraine qui mobilise la commission et sa communication est au cœur des préoccupations politiques au travers du Vieux Continent. Cependant, les enjeux commerciaux de moyen et de long terme méritent de vrais bras de fer.
L’inflation Reduction Act ne respecte pas sa dénomination. La réduction de l’inflation américaine n’est pas vraiment dans le plan. La mention à une des plus grandes préoccupations des américains (la dérive des prix) semble surtout marketing : un slogan pour faire passer un plan massif de dépenses publiques, y compris aux américains climato-sceptiques. Massives, ces dépenses le sont : pratiquement 400 milliards de dollars de nouvelles dépenses en 10 ans dans l’énergie et le climat, y compris la création d’une banque verte ; 260 milliards de crédits d’impôt. Le total pèse 3 % du produit intérieur brut américain. L’objectif de réduire de 52 % par rapport à 2005 les émissions de gaz carbonique en 2030 est sans doute un peu ambitieux, mais les moyens mis en œuvre puissants et, surtout, orientés vers l’industrie américaine. L’exemple frappant de la prime à l’achat d’un véhicule électrique – 7.500 $ à la condition que la voiture et sa batterie soient fabriquées aux Etats-Unis – est loin d’être isolé. C’est l’ensemble des investissements et subvenions, y compris dans l'hydrogène vert et les biocarburants, l’éolien ou le solaire, qui seront « réservés » aux acteurs locaux. On est tenté de comprendre que des fonds publics (avec une légère hausse de l’impôt sur les sociétés) soient employés pour défendre le tissu économique du pays. Ce n’est en revanche pas la logique de l’Union Européenne qui se veut un peu le marché le plus ouvert et le plus concurrentiel du monde.
De fait, le fameux IRA des américains est une arme de combat face à la Chine qui a en quelque sorte préempté les marchés des équipementiers des mobilités électriques ou des énergies de substitution, mais aussi face à l’Europe. La vigueur des réactions de ce côté de l’Atlantique, pour le moment orales, se comprend au vu des répercussions sur l’industrie automobile. Les industriels allemands sont particulièrement exposés à la concurrence ou au transfert des usines, mais leur « stratégie égoïste » de l’export trouve en France un soutien qu’ils n’ont pas toujours cherché, au contraire. L’automobile allemande, leader mondial fortement exportatrice, assure 12 % des emplois industriels manufacturés. En France, on atteint tout de même 7,8 %. Evidemment, les sommes mises sur la table par les parlementaires américains changent la donne de concurrence pour l’ensemble des secteurs en croissance de la transition énergétique alors que les secteurs technologiques sont, dans un autre domaine, très largement soutenus, avec la Chine et même au-delà l’Asie comme cible. Les mesures que la Commission européenne va proposer aux dirigeants européens lors du conseil des 9 et 10 février ne peuvent évidemment pas imaginer une ampleur équivalente : l’UE n’est pas un régime fédéral et, même les poids lourds (Allemagne, France, Italie, Espagne, Benelux) n’ont ni les mêmes moyens, ni même des objectifs vraiment communs. Ce ne sont que des aménagements qui sont prévus pour répondre au plan américain. Un dispositif industriel « pour le Pacte Vert » ne met pas grand-chose sur la table. Des fonds publics existants seraient labellisés (pour 250 milliards d’euros), et la commission se montre prête à alléger ses restrictions, contraintes et, finalement, à « simplifier » les cadres règlementaires des secteurs de la décarbonation dans l’UE. Réaffecter des fonds existants et assouplir les règles imposées aux Etats n’est évidemment pas une réponse pour qu’une nouvelle politique industrielle se développe.
On peut qu’être déçu de constater que l’Europe loupe encore un rendez-vous et ne joue pas ses atouts de deuxième zone économique mondiale. Cette affaire met en évidence deux des contresens consubstantiels au projet d’Union Européenne. Le premier est la foi absolue dans le libre-échange. Face à des pays qui n’ont aucune intention de jouer le jeu s’il n’est pas à leur avantage, et en particulier les Etats-Unis et la Chine, le dogme ne peut tenir. Les Européens peuvent y trouver avantage, et, en particulier les gros exportateurs que sont l’Allemagne et l’Italie. Mais il y a un prix à payer. On peut trouver l’UE naïve, mais tous les pays qui la composent n’ont pas les mêmes intérêts et certains se débrouillent ou profitent de l’ouverture de leurs marchés, y compris de leurs marchés publics. On a constaté que la France, qui aime « laver plus blanc que blanc » a beaucoup accepté, sur l’autel de la concurrence et de la cohésion européenne. Donner comme réponse à une attaque américaine sur ses industries, un assouplissement (avec réserves) des aides que chaque Etat distribue est évidemment dérisoire. Ainsi, pour réagir, il suffirait simplement d’abandonner la direction de Bruxelles par les règlementations ? En plus, il y a de nombreuses résistances et pas seulement au sein de son administration. La commission donne l’impression de considérer que, renoncer à des contraintes, c’est déjà beaucoup.
Le deuxième contresens est l’indépendance dans tous les secteurs sacrifiés à l’alliance américaine. Les Etats-Unis ont toujours naturellement cherché à profiter des crises géopolitiques pour servir leurs propres intérêts. La cohésion des européens autour d’eux dans la guerre d’Ukraine repose sur des questions de principe ou d’équilibres géopolitiques qui ne sont pas discutées. Mais une guerre sur le territoire européen peut être acceptable à Washington et même tout au travers des Etats-Unis à la condition que des dividendes soient à en attendre. Les américains sont d’ores et déjà les gagnants économiques de la guerre : excédents énergétiques dopant leur activité et factures majorées en Europe et au Japon, dépenses militaires qui visent des plans de reconstruction, direction renforcée sur l’ensemble des pays d’Europe. La commission européenne a préempté une partie de l’autorité politique des pays de l’alliance américaine. On comprend que sa présence à Kiev cette semaine sacre ce rôle que les Etats lui délèguent. Ce n’est pas facile pour nos commissaires et pour la première d’entre eux de préparer un conflit commercial (pacifique heureusement) avec l’allié dominant dans les armes. Le général de Gaulle donnait en 1962 un diagnostic qui n’a pas vieilli : « Le grand problème, c’est l’impérialisme américain. Le problème est en nous, parmi nos couches dirigeantes, parmi celles des pays voisins. Il est dans les têtes. »* Celui qui tient les armes a la prééminence, il est vrai, d’autant que tenir les armes assure aussi de tenir la monnaie. La conjoncture des lendemains de la guerre d’Ukraine s’annonce avec un différentiel de croissance potentielle encore grandissant entre les Etats-Unis et l’Europe.
*Conférence de presse du 15 mai 1962