Que se passe-t-il dans le monde économique. Présentant des résultats 2022 records, comme le sont ceux d’ExxonMobil, de BP, de Royal Dutch Shell, de Chevron et d'Equinor. Patrick Pouyanné, le patron de Total Energies, plutôt connu pour son management musclé s’est pratiquement excusé d’afficher 19 milliards d’euros (20,5 milliards de dollars) de bénéfices. Les cinq majors, ces compagnies énergéticiennes occidentales (donc sans compter le norvégien Equinor), ont dépassé un cumul de 150 milliards de dollars. La conjoncture énergétique a porté le secteur : le numéro un Saudi Aramco, pourrait annoncer plus de 33 % de plus que le total de ces montants records. « Je suis conscient du débat que cela suscite » a lancé le président de notre champion. Il visait les impôts acquittés en France pour 200 millions d’euros, les taxes étant acquittées dans les pays où sont logés les profits, en particulier les pays producteurs. Au total, Total a payé 33 milliards d’euros d’impôts. Davantage que la question des taxations, c’est le ton qui a de quoi choquer. Les investissements passés et ceux qui préparent l’avenir et en particulier les sources d’énergie non carbonées, sont avancés comme des arguments à décharge d’un accusé déjà condamné. Pourtant, on ne peut que le suivre quand il rejette le qualificatif de « superprofits », soulignant que les résultats sont, chez Total (comme dans toutes les entreprises) « d’abord le fruit du travail des salariés (…) et de stratégies payantes ». En l’espèce, « celle d’avoir parié sur le gaz naturel liquéfié dont l’Europe a besoin massivement désormais ».
La présentation de ces formidables résultats sous forme d’autocritique n’est pourtant pas une capitulation médiatique. Elle se veut une réplique aux attaques plus ou moins démagogiques de dénonciation des « super profits » ou des « super riches » qui ont fusé. Total, mais aussi l’armateur CMA CGM sont qualifiés de « profiteurs de guerre » dégageant des profits insupportables face aux déficits budgétaires géants et à une inflation qui pèse lourd sur le pouvoir d’achat ... et sur le climat social. Il y a deux questions sous-jacentes. La première est précisément de savoir si les investissements de ces deux symboles, mais aussi ceux des sociétés pharmaceutiques par exemple, en amont de bouleversement de marchés ou d’épidémie dans le cas des pharmas, sont réalisés pour justement couvrir les ruptures. Reconnaître que les risques pris sont rémunérés par leurs retours sur investissement semble remis en cause : ce seraient les seuls changements de donne qui permettraient les « super profits ». Les ruptures peuvent être exceptionnelles, peuvent être considérées comme exogènes comme la Covid 19 ou le blocus imposé à la Russie après l’invasion de l’Ukraine. Les taxer comme telles est tentant, mais les gros profits viennent toujours de changement de donne, par exemple des révolutions technologiques ou, récemment, de la mondialisation économique et financière menée sans cohérences fiscales ou sociales. Au-delà d’effets d’annonce ou de recherche de bouc-émissaires, nous ne sommes pas devant des profiteurs de guerre appelés à une taxation-sanction. Les périodes de guerre et d’après-guerre du XX° siècle ont donné lieu à des contributions spécifiques des grandes entreprises pour l’effort des conflits et celui de la reconstruction. On cite souvent par ailleurs la reconstruction du Royaume Uni menée par Mme Thatcher dans les années 1980, financée pour une part par une taxe sur la City et des taux de prélèvements de pays producteur sur le pétrole et le gaz de Mer du Nord.
La deuxième question sous-jacente relève de la philosophie fiscale. Imposer plus lourdement les (très) grandes entreprises n’est pas une aberration s’il s’agit d’une règle et pas d’une attaque. En France, nous savons tous que le pétrole est lourdement taxé : 60 % de notre facture à la pompe part dans les caisses publiques. Les pétroliers sont largement en ligne de mire, ne serait-ce que pour des raisons d’efficacité fiscale. Il n’y pas grand-chose à redire à ce que beaucoup de pays européens taxent leur activité. Mais, évidemment, ils la taxent pour leurs affaires chez eux et ne se lancent pas dans une croisade morale visant les retours sur investissements extérieurs. Les taxes spécifiques sur les banques vont évidemment dans le même sens et ne se veulent pas extraterritoriales. Sans doute plus qu’aux profits exceptionnels ou ressentis comme tels dans des conjonctures particulières, c’est la fiscalité en général qui est en cause. Il n’y a pas de taux d’impôt qui soient intangibles pour les personnes physiques comme pour les personnes morales. Il n’y en a pas non plus qui soient optimales. Les études théoriques ne concluent rien, mais il faut reconnaître que la phase de croissance récente a été basée sur les baisses continues d’impôt. La concurrence mondiale sans convergence fiscale pas plus que sociale a joué son rôle, au détriment des finances publiques, mais avec au bilan, un large enrichissement.
La fiscalité des entreprises se situe dans des niveaux historiquement bas. Celle sur les particuliers aussi. La tranche marginale d’impôts supérieure – frappant les « riches » pour employer le vocabulaire ambiant a été très mobile aux Etats-Unis. De 15 % en 1914, elle est passée à 66 % en 1917, redescendue progressivement vers 25 % au moment de la crise de 1929, relevée à 63 % puis 79 % dans le New Deal de Roosevelt. L’effort de guerre a conduit à des taux de 79 % puis 88 % en 1942 et 1944. On voit que face à de crises ou des guerres, l’administration américaine n’a craint ni les cadeaux, ni la confiscation. Cela posé, les riches soumis à la tanche marginale étaient des vrais « très riches » et de nombreux dispositifs d’aide à l’investissement réduisaient la portée des taux énormes affichés. Stabilisé à 70 % après la guerre, mais étendu à une frange plus large des contribuables, le taux marginal américain a été réduit avec la révolution libérale Reagan, Vite ramené à 50 %, il passe au-dessous de 30 % en 1986 et, depuis est stabilisé entre 30 % et 40 %. L’histoire est similaire pour l’imposition des bénéfices des entreprises. En France, on est passé d’un impôt sur les sociétés de 50 % en 1948 à 33 % en 1983 et 25 % aujourd’hui (hors régimes spécifiques). Nous sommes dans la norme, ayant suivi la politique américaine des 40 dernières années. L’IS américain a connu sa dernière baisse en 2017, passant de 35 % à 21 %.
Les taux bruts donnent seulement une idée de la fiscalité, des aménagements permettant l’optimisation étant nombreux et spécifiques d’un pays à l’autre. Le sujet d’un retour à la hausse des taxations est cependant sur la table. De façon un peu étonnante, au-delà d’universitaires ou de partis socialistes nostalgiques, l’initiative est relancée par une personnalité ayant représenté 36 ans au Sénat américain l’État spécialisé dans la fuite fiscale, le Delaware. Il s’agit du président Biden . « Le système fiscal n'est pas juste », a martelé le président américain devant le Congrès à l’occasion du discours sur l’état de l’Union. Il a en quelque sorte pris le relais des plus démagogues des politiciens européens en se jugeant « scandaleux » les bénéfices des compagnies pétrolières. Evidemment, le discours a sans doute avant tout des visées électorales. Sans majorité dans les deux chambres, M. Biden a bien peu de crédibilité quand il annonce un relèvement de l’impôt sur les sociétés ou « une taxe minimale sur les milliardaires ». Mais il n’y a plus seulement des irréalistes qui veulent « faire payer les riches ». C’est un changement de discours ambiant.
Le creusement des inégalités depuis 30 ans est très fort. La financiarisation de l’économie dont la baisse des fiscalités n’est qu’un des facteurs a été une phase d’accumulation du capital. Les créateurs d’entreprises en sont les grands gagnants et portent des fortunes personnelles liées à leurs participations importantes ou majoritaires. Les entreprises matures de quatre générations ou plus, comme le sont les pétrolières, enrichissent les actionnaires, c’est à dire en premier lieu les fonds de retraite américains, japonais ou britanniques, en second lieu les portefeuilles de fortunes que l’on peut qualifier de moyennes. Leurs profits ne nuisent pas vraiment à la cohésion de la société et donc, à terme à la croissance. Le retour des dépenses publiques est un des points marquants des années 2020. Infrastructures, transition énergétique, armement, demain reconstruction des zones détruites pas la guerre, font l’objet de plans qui vont être réitérés ou suivis par de nouveaux. Les dépenses publiques de redistribution sont aussi sur une pente nettement ascendante (même si sur le sujet la France a de l’avance). Les recettes fiscales suivront et, sans doute aussi une inflation persistante en raison d’endettements publics encore portés pour une part par les banques centrales. Taxer les riches ou les superprofits n’est pas la bonne recette mais l’inversion de la tendance fiscale à la baisse est enclenchée et ses développements sont à venir : la taxation minimale « mondiale » de 15 % des bénéfices n’est qu’un premier pas. Sans prendre de risques, le pari peut être pris qu’on ira plus haut. Un exemple peut être trouvé dans le discours du président américain. M. Biden a annoncé un quadruplement de la taxation sur les rachats d’action. De fait, il s’agit ni plus ni moins que de dividendes versés à fiscalité privilégiée. Une niche fiscale est devenue une caverne d’Ali Baba pour les sociétés, les grandes comme les petites. L’abus est caractérisé et met en évidence la puissance des lobbys spécifiques de Washington. Et tout le monde en profite : Total Energies (on y revient) a racheté 4,92 % de son capital durant l’exercice 2022. 7 milliards de dollars sont ainsi revenus aux actionnaires. Dans ce cas – qui n’est vraiment pas isolé – on peut parler de superdividende.