Les analystes des marchés financiers comme les investisseurs le savent : c’est le marché obligataire qui est le plus pertinent. En premier lieu bien sûr en raison de son ampleur et de sa liquidité que les autres marchés d’actifs ne peuvent pas approcher. En second lieu en raison des arbitrages permis sur les changes, l’autre marché (qui n’est pas un marché d’actif ou pas seulement) liquide et profond. Enfin, en raison de son interaction avec les marchés monétaires, c’est à dire de l’argent à court terme qui est géré par les banques centrales. Marché le plus cohérent et le plus pertinent dans ses anticipations, le marché obligataire l’est généralement. Généralement, c’est à dire pas tout le temps et pas tout le temps dans les mêmes proportions. Les actifs réels – actions, matières premières, obligations considérées à risques ou montages de projets, immobilier, … - divorcent par moment avec les obligations souveraines. C’est le cas aujourd’hui.
La hiérarchie des rendements obligataires en fonction de la durée – la courbe des taux dans le jargon – est un indicateur avancé très suivi. L’analyse des situations historiques montre une corrélation à sens unique avec les cycles conjoncturels. Toutes les récessions économiques ont été précédées par une situation de taux dite inversée avec des rendement des emprunts à moyen et long terme observés sur les marchés inférieurs à ceux du court terme fixés par les banques centrales. La corrélation est à sens unique : si toutes les récessions ont été précédées d’une courbe inversée, toutes les situations de courbes inversées ne sont pas suivies de récession. On y est aujourd’hui. Les T-Bonds américains à 10 ans ou plus et jusqu’à 30 ans présentent un rendement inférieur de 1 % à celui à 2 ans de 4,80 %. La situation est comparable en Allemagne avec un discount de 0,40 % par rapport aux 2,85 % du deux ans et, aussi, en France pour les échéances 3 à 10 ans. Evidemment, les taux à moyen et long terme inférieurs au monétaire reflètent des décisions d’investissements longues. La sûreté du retour d’intérêts et capital vaut le sacrifice de la rentabilité affichée. De fait, les placements sont effectués en anticipation de baisses des taux directeurs à venir sur la période jusqu’à l’échéance. La courbe inversée d’aujourd’hui est ainsi une marque de confiance dans la capacité du mix de politique économique monnaie-fiscalité à réduire l’inflation, et même de la ramener dans ses niveaux de 2 % et moins des dernières années. Ce qui ferait revenir les taux directeurs dans une même zone.
Cette confiance dans la Réserve Fédérale et ses affidés comme la Banque Centrale Européenne salue en quelque sorte le volontarisme des dernières déclarations face à une inflation qui, aujourd’hui ne se réduit pas vraiment au-delà des effets de base sur les éléments dits volatils (matières premières et agricoles). Des taux directeurs relevés davantage de ce qui était anticipé il y a deux mois et qui seront maintenus élevés plus longtemps que prévu expliquent l’anticipation des taux du long terme. Mais on ne peut occulter les effets court terme des politiques monétaires restrictives sur le crédit et, en conséquence sur le cycle, avec la possibilité de récession. A ce stade, on est ainsi perplexe devant la distorsion entre les actions qui battent des records et les marchés obligataires qui parient sur des hausses de taux directeurs qui devront peser sur l’activité si elles veulent réduire l’inflation. Si on se place sur la conjoncture post-covid et malgré les blocus aux exportations russes, la confiance que les cours des obligations montrent dans la politique monétaire ne se reflète pas dans la hausse des actions qui devraient au contraire anticiper une récession ou, au mieux, une stagnation.
Le dicton est souvent répété dans les salles de marché : ne te bats pas avec la Réserve Fédérale : « Don’t fight the Fed ». Parier contre la politique monétaire restrictive, ou plutôt parier contre ses effets attendus : moins d’activité pour moins d’inflation. Les investisseurs en actions ont eu raison depuis le début de l’automne 2022. Par rapport à la fin septembre, l’indice Dow Jones a gagné 19 %, l’EuroStoxx 50 et le CAC 40, 28 %. Dans la période et, semaine après semaine, les anticipations de récession en Europe et aux Etats-Unis que les politiques monétaires annonçaient ont été révisées dans le sens d’une moindre contraction, puis même de la croissance. Le Fonds Monétaire International a relevé de 2,7 % à 2,9 % son estimation de la croissance mondiale 2023. Pour la zone euro, la donnée a été portée de 0,5 % à 0,7 % et, pour l’Allemagne, les experts sont passés d’une récession (- 0,3%) à une très légère croissance (0,1%). Aux Etats-Unis comme en Allemagne le passage en récession pendant deux trimestres est désormais écarté et, sur l’année, l’expansion américaine est estimée à 1,4 % contre 1 % précédemment. Les investisseurs en actions ont pris le bon pari d’une résilience de l’économie : elle a fait plus que résister aux hausses de taux directeurs. Il n’y a pas eu de récession, au contraire : le marché du travail a continué à se tendre, la consommation et l’investissement ont résisté. La force des relances post-covid a porté l’économie américaine comme elle l’a aussi fait en Europe. Les résultats 2022 des entreprises confirment la poursuite du cycle : la microéconomie a contredit les anticipations macro.
Le dicton de la Fed a été stoppé par un autre : « ne va pas contre la tendance, le marché a toujours raison ». Bien sûr, le marché n’a pas toujours raison et le conseil vaut plus pour les positions courtes que pour la gestion. Au contraire, l’efficience des marchés financiers est une théorie qui est contredite de façon aussi certaine que régulière. Mais, si les anticipations qu’ils traduisent peuvent dans certaines périodes relever de l’exubérance irrationnelle *, elles sont plus souvent confirmées que l’inverse. La victoire actuelle des investisseurs en actions, confirmée par les résultats des entreprises, leurs carnets de commandes et leur force à passer des hausses de tarifs (pricing power) se nourrit cependant précisément de la politique des banques centrales. Si les hausses de taux directeurs ont pour le moment un effet limité sur l’inflation et sur le cycle, c’est en raison du retard pour que les effets se diffusent qui est fortement accru par le reste de la politique monétaire. Le travail sur les taux ne s’accompagne pas d’une action réellement convaincante sur les masses monétaires après l’explosion des bilans des banques centrales. La Fed n’a pas bouclé le dispositif, voulant justement limiter les effets récessifs. L’autre volant du mix de politique économique, celui de la fiscalité joue dans le même sens. Les aides, plans de soutien et d’investissement entretiennent toujours la dynamique conjoncturelle. Il est difficile d’anticiper que le cycle va continuer à tenir ainsi sans que l’inflation se maintienne à des niveaux élevés. Les mises en garde de la Fed ou de la BCE vont donc se poursuivre et s’amplifier. Les taux directeurs vont monter plus haut et plus longtemps qu’anticipé. Tant que le cycle reste soutenu par les Budgets publics et par les masses monétaires, le principal risque sur les actions est l’effet mécanique des taux sur les multiples de capitalisation.
Ce qu’on peut affirmer aujourd’hui est que le double soutien monnaie-budget est inflationniste et que les Bourses ignorent ce premier risque. Ils ignorent le second qui est toujours en question : si les hausses de taux ralentissent le cycle avec retard, on arrivera à 18 mois de décalage par rapport aux premier relèvement cet automne. Ce qui veut dire que le tournant sera pris en Bourse à la fin du printemps : maintien de la tendance ferme sur les actions sur la base d’une inflation qui se réduit ; ou au contraire anticipation d’une récession que la baisse des taux directeurs ne suffira pas pour éviter la baisse.
* Alan Greenspan président de le Fed le 5 décembre 1996 avait qualifié ainsi la hausse des actions … qui s’est prolongée jusqu’à l’éclatement de la bulle des technos de 2000 et au krach qui a suivi.