C’est un feuilleton qui revient assez régulièrement : le plafond de la dette fédérale des Etats-Unis doit être relevé pour que les activités gouvernementales continuent à fonctionner. Des « Government Shutdown » sont la conséquence de la séparation réelle des pouvoirs de la constitution américaine. Le budget fédéral doit être approuvé par les deux Chambres (Sénat et Représentants) avec un droit de veto éventuel du président. Entre deux adoptions par des majorités, le gouvernement ne peut contracter des dettes nouvelles au-delà du plafond fixé. La source constitutionnelle remonte au XIXème siècle, mais c’est depuis le milieu des années 1970 que la pratique a été développée. L’arrêt des activités gouvernementales a été constaté 21 fois en 50 ans. On comprend que la nécessité de trouver un accord des deux Chambres donne lieu à des bras de fer dans les périodes où elles ne sont pas dirigées par des majorités du même parti et/ou sont en opposition avec celui dont est issu le président. Le plus court de ces blocages (2 jours) remonte à la présidence de Ronald Reagan qui a été confronté à huit reprises à la situation. Le plus long a été infligé à l’administration Trump (34 jours entre décembre 2018 et janvier 2019). Le plus célèbre est celui de 21 jours entre décembre 1995 et janvier 1996 : les fonctionnaires, non payés ne travaillant pas, c’est une stagiaire non rémunérée du nom de Monica Lewinsky qui a assisté aux réunions de communication de la Maison Blanche, entrant ainsi « en contact » avec le président Clinton.
La situation pourrait se renouveler cet été. Le service du Budget du Congrès a averti qu’en l’absence de relèvement du plafond de la dette, les mesures « extraordinaires » utilisées actuellement par le gouvernement seraient épuisées entre juillet et septembre. Le plafond, fixé à 31.400 milliards de dollars par les lois de finance, a été atteint le 19 janvier et, depuis, la secrétaire au Trésor Janet Yellen doit jongler avec des artifices de comptabilité publique pour faire fonctionner l’administration. Elle a averti qu’elle serait « à court de sparadraps » si un accord de relèvement de la dette n’était pas trouvé d’ici l’été. Le plafond a été relevé pas moins de 71 fois depuis les années 1960. On se retrouve aujourd’hui dans un scénario plutôt classique avec une Chambre des Représentants à majorité républicaine qui est en position de force pour demander des coupes budgétaires et de dépenses sociales, pour tenir les finances et (peut-être surtout) pour saper la popularité du président démocrate soucieux pour sa part de préserver sa (courte) avance électorale dans la perspective de la présidentielle de 2024.
Ces fameux 31.400 milliards pèsent 1,3 fois le produit intérieur brut américain estimé pour cette année. Les dettes intra-gouvernementales qui cumulent les fonds de sécurité sociale et ne sont pas titrisés comptent pour 6.900 milliards. Cela laisse 24.530 milliards de dette « dans le public », soit un peu plus d’une fois le PIB. Le sujet est sérieux, mais, précisément en raison du processus législatif qui a limité les impasses, il n’apparaît pas « systémique ». Des pays dont la dette publique dépasse le PIB peuvent fonctionner comme le démontre aujourd’hui la France et, bien sûr, le Japon qui affiche un coefficient de 2,6 fois, pratiquement sans financement extérieur il est vrai. Des ratios de l’ordre de une fois le PIB ont été enregistrés aux Etats-Unis dans les années de guerre et immédiatement après-guerre. Mais, même après la crise de 2010, le ratio de dette dans public n’avait pas dépassé la zone de 60 %. Les records de fait qui sont passés aujourd’hui s’inscrivent dans une réelle tendance de dégradation puisque le service du Budget du Congrès (le CBO) estime que la dette « dans le public » va représenter un peu plus de 1,1 fois le PIB dans 10 ans. Les projections plus lointaines font débat dans un flou de surenchères qui n’est pas sans nous rappeler celui, actuel, des tendances long terme de notre régime de retraite.
La tendance est là, le bras de fer entre la Maison Blanche et l’Assemblée aussi. Mais cela ne suscite pas vraiment d’inquiétude sur les marchés financiers. La situation n’a rien d’exceptionnel et, à l’exception notable du blocage de 2011 sous Obama (premier mandat), les intérêts politiques des deux clans trouvent finalement toujours un accord. Les théories économiques ont bien changé en 12 ans : les équilibres budgétaires ne sont plus considérés comme un objectif nécessaire à une croissance de long terme. La pertinence d’un niveau d’endettement a en quelque sorte été apportée par le cycle de croissance avec une envolée des déficits, débuté en 2010 et seulement interrompu un moment par l’épidémie de la Covid-19. Les économistes ne poussent pas à la réduction des déficits : Christophe Blanchard, l’ancien économiste en chef du Fonds Monétaire International rappelle aujourd’hui l’indicateur clé des taux réels. Tant que le taux d’intérêt servi à l’endettement est inférieur à la croissance nominale, le taux d’endettement rapporté au PIB peut baisser à terme malgré les déficits ou, en tout cas – comme dans les projections du CBO –, rester dans des niveaux supportables. Sans doute l’attrait d’aujourd’hui pour la dette française et l’écart de rendement (spread) limité entre l’OAT et le Bund valident le raisonnement.
Si le risque de défaut de paiement américain n’est pas pris très au sérieux ; Si le plafond de la dette peut être relevé sans crainte ; Si le service de la dette américaine ne pose pas problème ; Si les obligations du Trésor US peuvent rester ainsi la référence mondiale de réserve ; il reste cependant des inconnues qui peuvent briser les certitudes. On peut citer en premier lieu un emballement toujours possible des débats politiques américains. Des surenchères au sein du parti Républicain, déjà entré en campagne de primaires, qui conduiraient à un blocage long de l’administration, déboucheraient sur une hausse des taux demandés par les investisseurs devant prendre en compte pour une probabilité, même très faible, le risque a priori exclu de rupture dans le service de la dette (de-rating). Moins irréaliste est le maintien de taux d’intérêt élevés sur une période longue. La Réserve Fédérale se trouve placée devant un squeeze classique pour des banques centrales qui relèvent leurs taux directeurs. Le rendement des prises en pension qu’elles doivent servir aux banques qui placent leurs liquidités au jour le jour est nettement plus élevé que celui perçu sur le stock de dette qu’elles détiennent. Les banques centrales qui, dans une configuration normale, gagnent sur l’écart entre les taux courts (qu’elles versent aux banques) et les taux longs (qu’elles perçoivent sur les obligations à leur bilan) doivent aujourd’hui encaisser des pertes récurrentes. De l’autre côté, elles ne peuvent pas vendre les obligations détenues à leur bilan, faute de devoir extérioriser des pertes en capital du fait de la hausse des taux longs. Condamnée à porter son stock d’obligations jusqu’à l’échéance, la Fed est ainsi empêchée de reprendre des liquidités et de réduire son bilan. Elle maintient ainsi une inflation monétaire. Ainsi, elle dispose pratiquement que d’une seule arme pour combattre l’inflation installée : les taux directeurs. Plus sans doute qu’au plafond de la dette qui sera relevé et aux dépenses publiques qui vont continuer à monter, les marchés financiers doivent encore prendre en compte une conjoncture de moyen terme d’inflation et de taux qu’ils ignorent peut-être un peu aujourd’hui.