Une nouvelle fois, les variations des cours du pétrole ont pris les marchés à contrepied. Le baril de brut, les actions pétrolières et les parapétrolières ont été les vedettes de la semaine. Les anticipations prises ainsi à revers sonnent le retour – ou même la poursuite – de la prééminence de la géopolitique pour fixer les fondamentaux, et donc les prix, des énergies fossiles. Les tendances fondamentales de long terme pour le pétrole – que le consensus des économistes fixe à la baisse – ne sont pas seulement prises en compte par des investisseurs ou opérateurs de marché. Elles sont intégrées dans la stratégie et la gestion des pays producteurs comme elles le sont dans celles des sociétés du secteur et par les banquiers centraux. Les anticipations croisées empêchent évidemment une stabilisation des fondamentaux qui jouent sur les cours. Ainsi, le constat de ce fort rebond n’est paradoxal qu’en apparence, mais au-delà des données immédiates, les variations des contrats à terme, celles des marchés de l’argent et des actions sont à mettre ne perspective.
Le baril s’est fortement apprécié en quinze jours. Du 17 au 29 mars il a gagné (qualité Brent) 8,3 %, puis à nouveau 9 % depuis. Ces 18 % de hausse (légèrement modérés en euros avec un recul du dollar de 2,5%) placent le brut dans des niveaux historiques de long terme. Sur le niveau de 85 dollars pour le baril de Brent, les excès du 1er semestre de l’année dernière après le début de la guerre d’Ukraine sont effacés, mais la forte hausse de 2020 à 2022 avant le début des hostilités est consolidée. Au stade actuel, le baril est dans le haut de la fourchette de son évolution depuis le début de l’année et de celle 2016-2018 avant l’épidémie de la Covid 19. Si une certaine normalité est ainsi retrouvée dans les cours du pétrole avec un baril au-dessus de 80 dollars, les actions des compagnies pétrolières qui avaient pourtant déjà bénéficié de la réévaluation générale des multiples l’année dernière portent les indices sur les Bourses : cette semaine de 5 à 6 % de hausse pour Chevron, BP, Shell ou Total Energies. Le secteur parapétrolier amplifie.
La flambée des deux dernières semaines a certes remis le brut dans des cours de normalité, mais elle a été plutôt spectaculaire et violente. Elle a été provoquée sinon organisée par de ces organismes internationaux que des hommes politiques un peu imprudents jugent « en mort cérébrale ». Il s’agit de l’organisation des producteurs de pétrole (l’OPEP) et, pour être plus précis, de l’OPEP+ qui inclut la Russie dans le cartel. La coalition américaine dans la guerre d’Ukraine – qui se définit elle-même comme le « camp du bien » - a voulu imaginer que le front de l’OPEP allait se fissurer sous le leadership saoudien et, en tout cas se séparer du partenaire russe. Dans les faits, la guerre n’a cependant pas vraiment bouleversé la donne globale de l’offre et de la demande d’or noir qui joue sur des quantités mondiales. Bien sûr, les différents blocus de certaines productions – et surtout du pétrole russe – ont dérivé et même bousculé les circuits. Mais finalement, une sorte de contre-alliance s’est formée entre Arabie Saoudite et Russie pas du tout séparées sur ce plan. L’Iran s’est rapprochée des saoudiens à cette occasion. C’est un front uni qui rassemble les producteurs de 35 % du pétrole mondial et qui concentre 60 % des exportations. Les changements de destinataires autorisés suivant le lieu de production s’équilibrent au global pour un bien fongible. Un exemple souvent mis en avant est l’importation, par les pays européens ou le Japon, d‘essence et de diesel indiens provenant du raffinage de pétrole russe. En réalité la guerre qui n’a pas bouleversé la donne du pétrole à l’échelle de la planète a organisé cette contre-alliance. Une alliance face aux consommateurs nets Europe, Japon (via inde), Chine. Les Etats-Unis, le premier producteur mondial avec un score de 16,5 % du total sont bien sûr les grands gagnants du conflit puisqu’ils ont exportateurs nets. Mais les scénarios de récession des économistes et la hausse des taux d’intérêt avaient incité les industriels à limiter les investissements de production de pétrole de schiste américain. Ce qui a simplement reporté ces approvisionnements sur d’autres producteurs en particulier de pétrole conventionnel, par ailleurs moins polluant.
Ce sont aussi les projections économiques et, aussi, la constatation de l’offre et demande mondiales que le cartel des producteurs ont aussi pris en compte cette semaine. Une réduction d’offre de l’ordre 1,1 millions de barils/jour a été annoncée cette semaine. Un peu moins de 1 % de la production mondiale en moins, chacun des partenaires de l’OPEP + prenant son quota de réduction derrière l’Arabie Saoudite et la Russie (11 % environ chacun de la production mondiale) avec l’Irak, les Emirats Arabes Unis, l’Iran, le Koweït et jusqu’à l’Algérie. La réouverture laborieuse de l’économie chinoise et bien des indicateurs avancés annoncent une croissance américaine très faible, voire une perspective de récession. La stratégie de l’OPEP+ est simplement dans la ligne qui est la sienne depuis des années. La surprise est un peu venue de l’expression d’un front inchangé après un an de guerre d’Ukraine, alors que l’allié saoudien des Etats-Unis est, avec la Russie, un des deux leaders du cartel élargi. Ce pragmatisme des pays producteurs est aussi celui qui guide les stratégies des majors, ces géants mondiaux du pétrole. Les marges qui se maintiennent avec les cours du brut incitent BP et Shell, mais aussi ENI ou Repsol, à s’aligner sur les stratégies des américains qui privilégient l’activité classique en contraignant les investissements dans le renouvelable. Total apparaît un peu une exception dans ce panorama, mais le coût du maintien de ses efforts trouve un financement dans son avance et sa rentabilité dans le gaz liquéfié qui offre un profil d’activité de rente.
Le retour du baril de Brent à 85 dollars, ce qui l’approche des 90 dollars qui sont la cible de l’OPEP, contrarie les analyses du secteur qui, sur des trajectoires de moyen terme annoncent une stabilisation 20 à 25 % au-dessous. La semaine dernière encore, les spécialistes les plus réputés s’inquiétaient même d’un recul des cours et d’une disparition des tensions sur les marchés de l’énergie, qui auraient pu pénaliser encore davantage la rentabilité des investissements « nécessaires » de transformation des appareils productifs européens. Ces conjoncturistes se rassurent en observant que les cours à terme du pétrole n’ont pas répercuté la hausse des cours spot. Le fameux « biais de confirmation » (retenir les informations qui confirment son propre jugement) si courant en matière économique n’y est pas pour rien. Bien sûr, la hausse des prix du pétrole, à un moment ou les effets de la hausse des taux directeurs américains commencent à se manifester sur le cycle et ou une récession américaine n’est pas exclue, est contre-intuitive. Les Banques Centrales – la Réserve Fédérale américaine en tout cas- ont développé une stratégie anti-inflationniste basée sur les taux. Mais les acteurs économiques jouent leur partition sans leur obéir et sans automatisme. C’est aujourd‘hui le cas des producteurs de pétrole et de l’industrie pétrolière dans son ensemble.
Les marchés boursiers et ceux de l’argent ont très peu marqué cette semaine le tournant du pétrole durablement orienté à la hausse, les rendements obligataires baissant de fractions et les indices boursiers progressant même. Pourtant, la taxe pétrolière est directement récessive en Europe ou au Japon et, aux Etats-Unis, elle fragilise la consommation. Les scénarios des économistes vont revoir à la hausse l’ampleur du ralentissement conjoncturel à partir de l’été. Ils vont le faire en étant aussi contraints à relever aussi les estimations d’inflation. Les derniers chiffres montraient un ralentissement de la dérive des prix dû à l’effet de base des coûts de l’énergie alors que l’inflation « cœur » était encore forte (Etats-Unis) ou en hausse (Europe). On voit mal les Banques Centrales relever encore violemment les taux directeurs en réaction, après les premières crises bancaires et face à un vrai risque de récession. Leur stratégie de taux relevés sans action d’ampleur sur leurs bilans a pris le risque d’installer une croissance faible avec une inflation toujours élevée. La voie pour éviter la déflation est plutôt étroite.