C’est une distorsion à laquelle les investisseurs et les opérateurs sur les marchés financiers ont fini par se faire. Les données macroéconomiques indiquent un ralentissement aux Etats-Unis et en Europe qui s’étend sur la planète ; les conjoncturistes annoncent qu’il va tourner à la récession ; les entreprises – la microéconomie – ne semblent pas affectées, au contraire. En cause au premier rang, l’évaluation des conséquences de la hausse des taux directeurs de la Réserve Fédérale, suivie avec plus ou moins de vigueur par les autres grandes banques centrales occidentales. La Banque Centrale Européenne reste en un peu en retrait et confirme sa position en retard sur le cycle d’inflation (behind the curve). Les effets des hausses de taux n’ont partout pas été dévastateurs pour le moment pour la croissance comme pour l’inflation. Les résultats 2022 l’ont montré. Ceux du 1er trimestre confirment.
Il n’est pas inutile de rappeler la vigueur exceptionnelle de la montée des taux directeurs américains. Passer l’objectif de rendement des Fed Funds de 0,25 % en janvier 2022 à 5 % aujourd’hui est un durcissement historique pour ce qui concerne l’arme des taux d’intérêts. Cette gestion monétaire a évidemment porté ses fruits en partie en calmant une économie américaine en surchauffe après la réouverture post-covid alors qu’elle a été dopée aux plans massifs de soutien des administrations Trump, puis Biden. L’année 2022 s’est soldée avec une croissance de 2,1 %. L’année 2021 avait été celle du boom post-covid et son score de 5,9 % demandait la politique monétaire restrictive. Avec un dynamique de croissance embarquée, le premier semestre 2022 avait préservé les Etats-Unis de la récession et le second a engagé une stabilisation en terminant au quatrième trimestre sur un rythme annuel de 2,9 %. Au total, l’automne a été nettement plus fort qu’attendu. La résistance des agents économiques face aux conditions monétaires s’est confirmée au 1er trimestre de cette année : malgré un effet de base défavorable, la récession a été évitée avec une expansion américaine de 1,1 % sur un fond de rebond mondial soutenu par la réouverture chinoise.
Ce n’est pas en ce mois d’avril que la politique monétaire a fini par freiner la croissance mondiale et, en premier lieu celle des Etats-Unis qui donne la direction. Le cycle est bien loin de se retourner. Les indicateurs avancés des directeurs d’achats sont au-dessus du niveau de 50 dans l’ensemble des pays développés : les PMI globaux affichent 53,5 du côté américain et 54,4 dans l’Union Européenne. La dynamique n’est pas entamée, et, est seulement infléchie : la politique monétaire ne se transmet pas ou peu vers les ménages qui portent le cycle. L’économie est globalement tirée par les services et l’activité industrielle se dégrade un peu partout, à l’exception notable des Etats-Unis. Face à cette résilience, il y a deux clans. Les tentant des théories classiques anticipent des conséquences des hausses de taux, certes retardées par rapport au calendrier des périodes comparables, mais qui seraient inéluctables. Une croissance proche de zéro en Europe dès le second semestre et au-dessous (récession) aux Etats-Unis alors attendue. La deuxième école analyse cette résilience en pointant des marchés du travail qui ne tournent pas et des hausses de prix (et de salaires) qui persistent et assurent finalement une certaine croissance. En quelque sorte, que les économies des pays de l’OCDE se sont adaptées à un monde plus inflationniste et que cette capacité d’adaptation porte le cycle. Et même un cycle d’un caractère différent. Il y a sans doute un peu des deux. Une inflation qui reste dans des niveaux modérés – moins de 5 % - ne fait pas courir les mêmes dangers à l’ensemble des économies qu’une hyperinflation tenue avec des taux réels négatifs – c’est encore le cas aujourd’hui – les équilibres peuvent être préservés pour l’essentiel. A l’inverse, les resserrements de crédit peuvent avoir des effets retardés qui entraînent de vraies récessions.
Les publications des résultats trimestriels des compagnies américaines et des sociétés européennes confirment le constat. Les hausses de prix et de tarifs continuent à être passées. On parle de force du vendeur (pricing power) et de dynamique commerciale et de la consommation. Cela ne veut rien dire d’autre que de constater que les entreprises font leur affaire de l’inflation et même s’en nourrissent. La problématique est le maintien de cet alignement des planètes : les charges – en premier lieu les salaires- n’ont pas encore répercuté la totalité des hausses de recettes. Cela ne peut évidemment pas durer et doit conduire à une boucle prix-salaires qui est porteuse si elle est maîtrisée, dangereuse si elle déborde. Mais la nouveauté de cette période d’inflation par rapport aux précédentes remontant aux années 1970 et auparavant est que les agents économiques s’adaptent très vite. La révolution numérique qui a bousculé la gestion des entreprises bouscule aussi les comportements des ménages. On navigue à vue, mais avec une vue instantanée de la réalité. Les trimestriels meilleurs qu’attendu sont présentés par les directions avec une grande prudence sur les perspectives. Cela se comprend : les fondamentaux de ce monde d’inflation et de gestion numérique sont un bouleversement après 40 ans de désinflation. Les analystes financiers qui anticipent toujours des bénéfices des compagnies américaines en repli cette année tardent dans le même esprit à estimer un calendrier pour ces baisses de profits. Devant cette perplexité comme face aux deux écoles des économistes, les marchés financiers confirment leurs choix : en se stabilisant en hausse sur des valorisations élevées, ils se projettent dans une dynamique maintenue de l’activité et des marges. Le scénario optimiste se comprend et les données microéconomiques publiées le confirment. Les risques de contrechoc ont été passés pour le moment avec la crise bancaire de ce début d’année. C’est une nouvelle illustration de la gestion basée sur la rapidité (l’instantanéité) de l’infirmation. Mais l’alignement des planètes apparaît un peu trop rendu pour ne pas être mis à (rude) épreuve d’ici à la fin de l’année.