C’est le sujet de ce printemps : à quel moment la politique monétaire restrictive de la Réserve Fédérale, suivie par les autres grandes banques centrales, à l’exception de la Banque Populaire de Chine et de la Banque du Japon, va -t- elle se traduire dans l’économie ? Evidemment, chaque crise est différente, chaque séquence macroéconomique aussi. Le mix de politique budgets publics/monnaie est forcément géré en fonction des précédentes. Les agents économiques réagissent aussi en référence au passé. Une des hypothèses d’explication des cycles de Kondratiev, et de ses phases de 20 à 25 ans est que « les hommes font les erreurs de leur grands-parents pour éviter celles qu’ont faites leurs parents ». Le cycle de croissance mondiale actuel a débuté en 2000 et accéléré 2010 : le PIB mondial (en dollars courants a été multiplié par trois depuis 1999 et a progressé de 64 % de 2009 à 2022. Sans rechercher les fameuses tendances longues de Kondratiev, on constate que les anticipations sur les conséquences des hausses de taux directeurs depuis le début 2022 – baisse de la croissance et de l’inflation - sont contredites. C’est le cas pour les économistes de la Réserve Fédérale et des gouvernements qui sont un peu condamnés à présenter des estimations qui justifient les mesures prises. Mais c’est aussi le cas, et c’est plus rare, des projections de conjoncturistes indépendants comme des économistes de marché. Ralentissement ? Récession ? Baisse de l’inflation ? Regain de chômage ? Les scénarios ne sont pas forcément remis en cause, mais en tout cas, repoussés semaine après semaine, mois après mois.
La semaine dernière, le patron de la Réserve Fédérale a aligné ses propos sur les attentes des investisseurs. Ce n’est pas inhabituel. Annonçant une hausse de 0,25 % des taux directeurs américains, Jerome Powell a laissé entendre que la phase de relèvement du loyer de l’argent à court terme allait au moins marquer une pause. Le comité de politique monétaire justifie par avance cette position en disant vouloir se donner le temps pour mesurer les effets des hausses violentes de son taux directeur engagées depuis mars 2022 (passé de 0,25 % à 5,25%). Une pause, sinon un retournement que les marchés financiers attendent pour la fin de l’année, ressort un peu du fameux « biais de confirmation ». Alors que l’observation résumée par l’analyse de M. Powell est pour le moins mesurée, les grands argentiers américains veulent croire que les résultats attendus sont seulement reportés. Face à une situation qui ne réplique pas leurs analyses, ils attendent qu’elle le fasse pour ne pas les remettre en cause. Le patron de la Réserve Fédérale constate une économie résiliente, les pressions récessives s’exerçant essentiellement sur les secteurs directement affectés par la hausse des taux, immobilier résidentiel en tête. Le recul de l’inflation est très lent et les données suives par la Fed comme l’indicateur des dépenses de consommation personnelle ne montrent pas vraiment un retournement. De même, le marché du travail conserve sa dynamique : augmentation des postes (253.000 en avril), taux de chômage revenu à 3,4 % et accélération des revenus horaires. Les tensions sont toujours là.
La Banque Centrale Européenne est en retard sur sa grande consœur. Cependant, son discours est également atténué, illustré par le rythme de hausse des taux directeurs ramené de 0,5 % à 0,25 % Au-delà des propos de Mme Lagarde, la présidente, qui sont plutôt conciliants pour l’économie, elle a cependant confirmé ses ambitions de réduction de son bilan. Les effets de son action sur l’inflation restent plus que progressifs, mais il semble que l’impact récessif soit plus puissant qu’aux Etats-Unis. L’observation est bien différente au sein de l’UE entre les pays industriels exportateurs comme l’Allemagne ou l’Italie et les pays qui sont portés par les services et la consommation à l’image de la France. Au stade actuel, la récession n’est pas en route, mais la baisse de l’inflation moins encore. La politique monétaire européenne, comme l’américaine en est encore à tester la réaction des économies du Continent. La Banque d’Angleterre semble de son côté avoir dépassé le stade de l’attente des résultats et continue non seulement ses hausses de taux, mais aussi de constater l’inefficacité des mesures déjà prises. Elle échappe ainsi au « biais de confirmation » qui guident les propos des deux autres banques centrales.
Des deux côtés de l’Atlantique, les gouvernements ne peuvent pas afficher une volonté d’imposer une récession (et du chômage), et ils sont plus discrets sur les conséquences (ou de l’absence de conséquence) du durcissement du mix de politique économique, y compris sur le maintien de l’inflation. Précisément, les budgets publics et les déficits ont continué à pousser l’activité en allant contre la gestion monétaire. En Europe, l’actualité est plus à prolonger les déficits, le prétexte de la transition climatique, inflationniste par nature, étant avancé pour poursuivre. Aux Etats-Unis, les plans Biden ont amplifié les plans Trump et sont responsables du boom économique post-covid qui se prolonge. A l’inverse de la politique de taux directeurs, les injections d’argent public irriguent sans délais les économies. L’effort de guerre américain va dans le même sens. Le frein à la croissance et à l’inflation ne va pas venir d’une intention des pouvoirs publics de casser le cycle. Evidemment, le scénario récurrent du plafond de la dette américaine finira par un consensus limitant la fuite en avant budgétaire, mais la limitant seulement.
Si les Cassandres qui annoncent une récession conservent la parole, si les conjoncturistes prévoient la baisse de l’inflation, les faits leur donnent tort. Pour le moment. Le ralentissement économique américain est doux et le recul de l’inflation très progressif. En Europe, le ralentissement est plus perceptible, mais les gains sur la dérive des prix pas plus tangibles, peut-être, même moins. En face de la baisse de la croissance du commerce mondial (+1,7 % cette année seulement selon l’OMC) et d’un rebond modéré de l’économie chinoise (qui ne bénéficie pas de quoiqu’il en coûte et reste plus saine), le cycle ne rompt pas. La dynamique des profits de 2022 s’infléchit mais reste tenace. La demande qui ne faiblit pas tient les prix et les quantités de l’énergie comme elle entretien encore l’inflation dans ls circuits d production. Hormis la spécificité de l’immobilier d’habitation la liquidité est peu entamée par les initiatives de politique monétaire : les banques profitent très largement des marges apportées par la hausse des taux. Les grands établissements ont publié des résultats très bons pour le 1er trimestre.
Le bais de confirmation des économistes prévoyant une récession et un retour de l’inflation dans la zone de 2,5 % les pousse à parier encore sur leur scénario pour la fin de l’année. Sans doute le meilleur des prévisionnistes reste du côté des marchés financiers. Les taux et la hiérarchie des rendements en fonction de la durée inversée (taux longs inférieurs aux taux courts) annoncent une récession. Ils le font depuis l’automne dernier. Les actions restent dans des niveaux records et anticipent encore des hausses d’activité et de profits. Les liquidités surabondantes peuvent expliquer le paradoxe. La courbe des taux est un peu tordue par les besoins de placement à terme. Les trésoreries et leur évolution tirée par les profits jouent dans le même sens sur les Bourses. Les épargnes accumulées aussi. C’est précisément les excès de cash qui poussent le cycle de croissance et l’inflation comme ils influent sur les actions, les obligations et même l’or ou les cryptoactifs vedettes. L’outil d’anticipation que sont les marchés financiers est donc biaisé par une partie des facteurs qui tiennent aussi les économies et la dérive des prix. Cela accroit évidemment les risques d’amplification d’un tournant effectif du cycle dans les cours des actifs. Une correction violente. On n’y est pas, au vu de la dynamique confirmée des agents économiques eux-mêmes. Après tout, Kondratiev et ses cycles de 20 à 25 ans nous donnerait encore quelques belles années pour notre cycle commencé, suivant les références, en 2000 ou en 2010