Les trompettes gouvernementales ont salué la publication de l’inflation en mai. C’est de bonne guerre et on comprend aussi que la Banque Centrale Européenne y voit précisément une validation de la politique monétaire qu’elle mène depuis juillet de l’année dernière. Les chiffres et ceux de la croissance sont évidemment à mettre en perspective. Ils doivent aussi s’analyser à la lumière des trajectoires aux Etats-Unis qui dictent en quelque sorte la politique en Europe et, dans des proportions diverses, dans les grands pays de l’OCDE hors Japon. Distorsions ou retards, les constats amènent à anticiper sur les politiques monétaires et, dans sur certaines des conséquences à attendre.
On ne peut évidemment que sourire devant le flot d’autosatisfactions qui a salué « l’exploit » d’une réduction de la tendance annuelle d’inflation de 5,9 % en avril à 5,1 % en mai. Cela dit, c’est bien la première fois depuis un an que le plateau autour 6 % de glissement est cassé et il l’est finalement plutôt franchement. C’était attendu puisque les prix du pétrole et, surtout du gaz sont désormais revenus à leur niveau d’avant-guerre d’Ukraine s’approchent d’une stabilité (+2 % de rythme annuel et -1,7 % sur le mois). Leur reflux assure un renchérissement limité à un peu plus de 4 % des produits manufacturés. En sens inverse, la pente des produits alimentaires reste très vive : +14,1 % ce qui est loin d’être un changement de tendance. On note pourtant un réel signal avec la sagesse confirmée des services (+3 % après +3,2 % en avril) : c’est le signe que la boucle prix-salaires ne s’étend pas et est même tenue. Il y a un prix à cet appauvrissement relatif : la consommation des ménages recule de 4,3 % sur un an et de 6,3 % par rapport au début 2022 avant les opérations militaires russes. Pour le seul secteur alimentaire, la baisse atteint 10 % en volume. Les dégâts n’ont pas seulement un caractère de statistiques économiques. Un point crucial est le moral des Français dont la contestation à la réforme de modalités de la retraite de la sécurité sociale a été un baromètre. Mais cela concoure précisément à la dégradation de la croissance alors que le 1er trimestre a enregistré une baisse de 0,4 % de l’investissement privé qui avait porté l’activité en 2022. Au vu des chiffres d’avril et de mai l’objectif répété par le gouvernement de 1 % d’expansion cette année apparaît bien ambitieux. Il est en effet difficile d’attendre plus qu’une stagnation au second semestre.
Les économistes, en tout cas un certain consensus, s’accordent pour estimer que le pic d’inflation a été atteint, peut-être dépassé. Le scénario – qui table cependant sur une stabilisation encore au-dessus de 5 % jusqu’à la fin de l’année – n’est évidemment pas plus limité aux frontières françaises que l’avait été en son temps le nuage de Tchernobyl. La France ne fait que répliquer avec ses spécificités les statistiques de la zone euro ; inflation de 6,1 % en mai après 7 % en avril. La consommation continue à se dégrader et la chute de la production industrielle s’accélère. La récession allemande déjà actée se prolonge. Comme c’est le cas en France, les prévisions officielles de croissance pour la zone euro (celles de la Commission Européenne) de 1,1 % cette année et de 1,6 % en 2024 ne sont pas vraiment dans la trajectoire actuelle. Au total, les services qui ont soutenu l’activité ne progressent plus vraiment et, sur fond de croissance modérée en Chine et d’absence de fort rebond de l’export, leur dynamique ne se transmet pas au manufacturier. On mentionnera enfin le retournement conjoncturel de l’immobilier dans l’ensemble de la zone. Au bilan européen après 10 mois de relèvements des taux directeurs de la BCE et 15 mois de guerre d’Ukraine la croissance est en berne sans rebond au contraire, et l’inflation qui se modère est cependant encore bien présente à échéance à la fin de l’année en tout cas.
La situation américaine est bien différente. La Réserve Fédérale a commencé ses hausses de taux en mars 2022, Sa politique a des résultats sur l’inflation, installée désormais au-dessous de 5 %. Le pic de 9,5 % avait été atteint en juin 2022 et la baisse est régulière depuis, même si avril avait traduit une certaine stabilisation. La dérive des prix a été endiguée pendant, que, d’un autre côté, la dynamique économique est loin d’être cassée. Les derniers indicateurs montrent au contraire une amélioration par rapport à janvier et février. La consommation est en hausse (annualisée) de 2,6 % au 1er trimestre et accélère en avril pour les biens durables (en particulier automobiles et équipement du foyer), et ceux des services, loisirs et transports notamment. La reprise de la production industrielle et la tendance pour les commandes de biens durables depuis le début du deuxième trimestre bénéficie de l’effort de guerre et des premières retombées du dispositif de relance protectionniste IRA. C’est un rebond essentiellement interne. On note enfin que la (très) légère détente des conditions de crédit a entraîné une amélioration du secteur immobilier traduit par l’indice des constructeurs immobiliers NAHB qui retrouve le seuil de neutralité de 50 des ventes de logement pour la première fois depuis juillet 2022. Au plus bas en décembre, il était tombé au niveau de crise de 39, inconnu depuis le printemps 2020. La photographie américaine est ainsi une inflation qui se réduit doucement avec une dynamique conjoncturelle qui se maintient et même se reprend après les 1,1 % affichés au 1er trimestre. L’objectif de 1,7 % du FMI pour l’année 2023 pourrait être dépassé.
La Fed comme la BCE sont face à une inflation hors énergie qui reste très sensiblement supérieure à leurs objectifs moyen terme de 2 %. Ce qui plaide dans les deux cas pour de nouveaux redressements des taux directeurs après les parcours exceptionnels + 5 % depuis mars 2022 en dollars ; +3,75 % depuis juillet 2022 pour en euros. Dans les deux cas toutefois, les taux réels sont encore négatifs (taux nominaux inférieurs à l’inflation) ce qui devrait dicter de nouvelles hausses. La situation est cependant bien différente des deux côtés de l’Atlantique. Pour résumer, la Réserve Fédérale américaine a les moyens d’utiliser encore l’arme des taux pour réduire encore l’inflation. Les marges de la BCE sont nettement plus réduites par le risque d’envoyer les économies dans une récession dure. On peut invoquer les retards à agir et la négation de l’inflation quand elle était déjà patente et installée, mais ce sont les fondamentaux des deux zones qui expliquent les réactions différentes et, les scénarios sont différents car les réactions le sont. La transmission à l’économie des hausses de taux directeurs est aussi fonction de la gestion des bilans des banques centrales. Les excès de liquidités n’ont pas les mêmes proportions. Il y a aussi la géopolitique. Les Etats-Unis sont, devant la Chine et l’Inde, les grands gagnants de l’affaire d’Ukraine et en encaissent déjà des dividendes. Au-delà de l’analyse instantanée, on comprend que la Fed va utiliser les armes qu’elle a en poursuivant ses hausses de taux (sur un rythme plus modéré) sans craindre vraiment pour la croissance et que la BCE est condamnée, après sans doute un geste en juin, puis en juillet, à considérer, comme Mme Lagarde l’a dit cette semaine, « que les taux d’intérêt sont proches de leur altitude de croisière. » C’est à dire que la banque centrale ne luttera pas davantage contre la dérive des prix. L’Europe doit prendre le risque de stagflation qui ne menace par les Etats-Unis. La première des sanctions est sur le marché le plus liquide, celui des changes. L’euro cède 2,3 % en un mois face au dollar.