C’est une sorte de bombe que le chancelier allemand Olaf Scholz a lancé au nom de la coalition gouvernementale qu’il dirige. « La stratégie nationale de sécurité » dévoilée cette semaine est une première pour la République Fédérale. C’est dans des termes plutôt directs que l’Allemagne tire les leçons d’un changement de donne mondiale : retour à un système de bloc avec une mobilisation des pays de l’OCDE par les Etats Unis face au reste du monde plus multilatéral ; règles et fonctionnements commerciaux mondiaux bouleversés. Le moment est propice. La Chine n’est pas le moteur de la conjoncture mondiale qui était attendu au moment où les politiques monétaires américaine et européennes freinent dans une séquence visant à réduire l’inflation. Le modèle de productivité allemand mercantile par nature et égoïste vis à vis des autres pays de l’Union Européenne se heurte à un nouvel ordre du commerce mondial qui peut remettre en cause la suprématie, sur certains plans même la domination, au sein de l’UE. Il dessine de ce fait en quelque sorte aussi « une nouvelle Europe ».
La définition d’une Stratégie Intégrée de Sécurité est la manifestation d’un stade : jamais depuis la défaite de 1945, l’Allemagne ne s’était affirmée sur ces questions. Le sujet était partie intégrante du contrat de coalition hétéroclite dite en feu tricolore – sociaux-démocrates, verts et libéraux – conclu en décembre 2021 et qui avait alors permis la nomination du chancelier. Les débats tripartis se sont soldés par des documents plutôt exhaustifs : 177 pages pour le contrat de coalition, 80 pages pour la stratégie de sécurité. Les délais pour l’établissement de ce dernier document montrent assez la difficulté à trouver des compromis entre écologistes et libéraux, particulièrement sur les questions climatiques. Finalement, avec des ambitions révisées à la baisse et la création d’un Conseil Nationale de Sécurité à l’américaine abandonné, c’est toutefois un catalogue assez vaste qui constate et donne des directions pour les enjeux de sécurité. Des relations avec la Chine et la Russie, aux défis et règlements des industries numériques, des questions militaires, aux approvisionnements jugés stratégiques. La ministre des affaires étrangères, l’écologiste Annalena Baerbock a résumé les ambitions lors de la présentation du document avec un vrai sens de la formule et de la propagande : « La sécurité au XXIème siècle, c'est obtenir de manière fiable des médicaments vitaux à la pharmacie, c'est ne pas être espionné par la Chine lorsque l'on discute avec des amis ou ne pas être manipulé par des robots russes lorsque l'on navigue sur les réseaux sociaux". Dans l’établissement des compromis nécessaires, les rapports de l’Allemagne avec la Chine étaient sans doute de ceux les plus consensuels au sein de la coalition tricolore. Le dossier découle des ambitions plutôt générales du pacte de coalition de 2021 et de la responsabilité assumée que l’Allemagne « quatrième économie mondiale (…) porte à l’égard de la relance de la coopération mondiale après l’abandon du multilatéralisme». Une responsabilité toujours placée sous protectorat américain.
Les relations avec la Chine occupent évidemment une place prépondérante dans la stratégie de sécurité. La Chine est le premier partenaire économique de l’Allemagne. Les échanges avec l’Empire du Milieu représentent 20 % des échanges commerciaux allemands. 11,8 % des biens importés viennent de Chine, destination de 7,5 % des exportations. Les spécialistes des études économiques de BNP Paribas expliquent le déséquilibre par des relations commerciales historiquement bâties sur des importations allemandes de biens à faible valeur ajoutée (biens de consommation durables et non durables, produits agroalimentaires) et des exportations de produits à plus haute valeur ajoutée (biens intermédiaires et bien d’investissement). Une double dépendance s’est installée : les importations sont indispensables aux circuits de production, mais les exportations d’un marché toujours en expansion sont aussi indispensables. Les grands groupes allemands réalisent en moyenne environ 20 % de leur chiffre d’affaires en Chine. Le cas emblématique est le groupe Volkswagen, qui produit 38 % de ses véhicules en Chine et y vend une proportion de 40 %.
Allemagne : poids de la Chine dans les échanges (Sources : Destatis, calculs BNP PARIBAS)
On comprend qu’il ne peut être question de couper les ponts, ni même de sortir de la dépendance de cette machine à importer et exporter, fer de lance de la compétitivité allemande, en particulier au détriment des autres économies de l’UE, France en tête. Ce qui est visé, c’est de chercher à limiter les risques à un moment ou la fin au moins temporaire, de l’autre grand pilier externe de la productivité allemande – le gaz russe – remet en cause l’accès à une énergie abondante et bon marché. Avec la Stratégie Nationale de Sécurité, le discours est pourtant bien sorti de la progressivité. Le gouvernement de la République Fédérale accuse ainsi la Chine de tenter « par différents moyens de remodeler l'ordre international existant » et de revendiquer « de plus en plus offensivement une suprématie régionale en agissant sans cesse en contradiction avec nos intérêts et nos valeurs ». La guerre d’Ukraine et le soutien chinois au moins implicite à la Russie est passé par là, comme les relations tissées avec l’ensemble des pays hors OCDE qui regroupent 82 % de la population et produisent 40 % de la richesse mondiale. Parler de bombe n’est pas excessif. Le gouvernement concède que la Chine est un partenaire, mais ajoute qu’il est « un concurrent et un rival systémique » avec des facteurs qui se sont aggravés ces dernières années. Le chancelier voudrait faire en sorte que la Chine continue à croître et à commercer davantage, et, en même temps « tenir compte des questions de sécurité ». La mobilisation au sein du camp américain est sans fard : en raison de l’action du parti communiste chinois au pouvoir, « la stabilité régionale et la sécurité internationale sont de plus en plus sous pression » et « les droits de l'homme ne sont pas respectés ».
Les réalités économiques peuvent limiter la portée des déclarations définitives de M. Scholz qui n’a pu que concéder par ailleurs que la Chine restait un partenaire sans lequel de nombreux défis et crises mondiaux ne peuvent être résolus. Au-delà de la géopolitique et des propos plus ou moins fermes ou belliqueux, l’Allemagne est condamnée à se retrouver un modèle économique. Elle est aujourd’hui la première victime du nouvel ordre avec des limites à sa stratégie de productivité dont la France a été la cible, et doit redéfinir les pratiques intra européennes qu’elle a souvent formé à sa main. Il ne fait pas de doutes que la République Fédérale et les Länder vont plonger massivement dans les subventions à des industries condamnées aux changements stratégiques. Les finances publiques leur en donnent les moyens. La Commission Européenne a pris le pli et ne va pas freiner les recours aux budgets publics et aux déficits. La Banque Centrale Européenne n’est pas vraiment revenue de sa révolution « keynésienne » menée dans les années 2010 par Mario Draghi et, désormais, c’est à Bruxelles qu’on a abandonné les dogmes d’équilibre du traité de Maastricht.
Le revirement en la matière ne va pas empêcher l’Allemagne d’utiliser encore les instances européennes pour donner des avantages à ses entreprises. Elle cherche toujours et encore à poursuivre des manœuvres pour casser le grand avantage français qu’est l’électricité nucléaire. Et, en tout cas pour tenter de le priver des subventions dites climatiques. Après plus de 15 ans de capitulations sur ce terrain, le gouvernement français va devoir affirmer son autorité et le refus du démantèlement d’EDF devra être le symbole d’une définition d’une nouvelle donne en Europe qui ne serve pas en priorité les intérêts allemands. On a compris avec les contraintes pour l’industrie automobile quel les diktats climatiques européens sont à géométrie variable dès lors que l’industrie allemande est en jeu. Cette semaine encore, ce sont les dérogations pour les fameuses zones à faible émission qui sont annoncées. L’impératif de redresser la croissance potentielle fait bien sûr revenir les ambitions nationales. L’Europe ne joue collectif qu’après. La doctrine géopolitique allemande atlantiste est une fois encore un argument pour prendre un avantage économique. Sur fond de surenchères écologiques verbales et d’aménagements de convenance, les négociations du sein de l’UE vont être sévères. Il en va de la France d’affirmer son autorité pour ne pas recréer les termes d’une concurrence déséquilibrée. L’avantage est qu’avec la stratégie nationale de sécurité, l’Allemagne a mis sa stratégie sur la table.