Au tournant de l’année, les scénarios économiques sont bien bouleversés. Ce n’est pas forcément visible sur les marchés et, en particulier sur les grands indices boursiers, toujours dans des plages records. Ce n’est pas forcément sous la pression d’évolutions géopolitiques ou même simplement politiques que la donne a changée. L’économie ou plutôt les économies réagissent avec leur dynamisme propre et, bien sûr, au rythme de l’évolution des politiques budgétaires et monétaires et des anticipations de leur direction à venir. Quoi qu’il en soit, les agents économiques ont dessiné une donne nouvelle par rapport aux scénarios du début de l’année.
Vu des marchés, le 1er semestre a été bon pour les actions (mesurées par les grands indices tirés par la Tech américaine et très concentrés sur les méga capitalisations). Les marchés obligataires ont aussi relativement résisté au durcissement de la politique monétaire américaine (et de son satellite de la Banque Centrale Européenne) en amortissant sur les taux longs les hausses de taux directeurs. Ils présentent ainsi une hiérarchie des rendements en fonction de la durée inversée, le long terme étant inférieur au court terme. Au total, un bon semestre pour les actions et des obligations qui ont encaissé le choc. Les flux sont toujours là car les liquidités le sont après la fuite en avant de création monétaire depuis maintenant plus de six ans qui s’était fortement amplifiée dans l’épidémie de la Covid-19 et qui n’a été réduite qu’à la marge dans la réduction des bilans des grandes banques centrales. Le simple constat peut être dressé sur les marchés : un certain synchronisme qui efface les différences en est la marque. Les grandes places boursières affichent des progressions de 10 % à 15 % depuis le début de l’année avec trois exceptions notables : le Nasdaq (+20%) qui bénéficie de la diffusion de la hausse des géants technologiques et d’un « effet IA », le Japon (+ 24%) qui rattrape la tendance générale sur un an à 18 mois, et les actions chinoises qui stagnent dans tous les compartiments. Les marchés obligataires affichent une tendance de quasi-krach avec une hausse du rendement du 10 ans américain de 1,5 % à 4 %. Mais cette baisse des obligations s’est opérée dans l’ordre avec une certaine stabilité des écarts de taux entre pays, à peine marqués par une petite « fuite vers la qualité ». Les spreads négatifs de 3,6 % avec le Japon, 1,4 % vis à vis du Bund allemand, de 0,9 % par rapport à l’OAT ou même le surplus de 0,7 % des Gilts britanniques sont des écarts qui tiennent en relatif à la hausse des taux.
Ce n’est pas de la géopolitique qu’est venue un changement de donne économique. La guerre d’Ukraine n’a pas été un moteur nouveau : engluée pour le moment dans un conflit de positions, elle continue simplement à mobiliser le camp américain, en particulier par des efforts budgétaires. Elle laisse indifférent ou en soutien de fait à la Russie le reste du monde. Le putsch avorté de M. Prigojine n’a même pas provoqué de réactions financières notables. Dans cette guerre des pays de l’OCDE contre la Russie, le reste du monde s’en tient à des politiques pragmatiques, les pays préservant leurs intérêts. C’est le cas de l’allié chinois de la Russie et de l’Inde sur un profil neutre. C’est surtout notable au sein de l’OPEP+ : la coalition hétéroclite reste soudée autour de ses priorités économiques. Le monde s’est adapté au blocus imposé à la Russie : le recyclage des matières premières russes redistribue finalement les coûts. La facture énergétique est alourdie pour l’Europe et le Japon, elle est allégée pour les pays moins riches, Chine incluse. La réalité de coûts qui redonne de la compétitivité relative aux uns et en retire aux autres est plus forte que la géopolitique. Mais les gagnants ne sont pas tous « du Sud » : les Etats-Unis figurent parmi les plus gros.
Alors, rien à signaler au terme du semestre ? On ne peut pas dire cela, au contraire. Si les scénarios de croissance de janvier sont confirmés au plan mondial, ce n’est pas le cas zone par zone et, encore moins pour l’inflation. Ce qui n’a pas collé à l’épreuve des faits, c’est d’abord le comportement des consommateurs. Le très net rebond de la consommation américaine au 1er trimestre semble tourner court et, en tout cas se modère rapidement : nettement moins de 0,5 % de croissance an deuxième trimestre avec une contribution négative de la consommation de biens. En Europe, les effets de baisse de pouvoir d’achat et les hausses de taux d’intérêt entrainent une stagnation. Mais la grande déception est venue de Chine : le rattrapage de consommation attendu après la levée des blocages sanitaires sévères n’est pas au rendez-vous. Le scénario écrit en Europe ou aux Etats-Unis à la levée des confinements n’ont pas été répété : la Chine a joué le long terme en s’abstenant des budgets massifs des qui qu’il en coûte et des fuites en avant monétaires. En poursuivant, en l’accompagnant, l’assainissement du marché immobilier, le parti communiste n’a fait que consolider une hausse du taux d’épargne. A partir de là, les économies ont gentiment ralenti. La croissance mondiale est désormais estimée à moins de 3% cette année et 2,5% en 2024. L’effet redistribution des coûts de l’énergie et une Chine et une Inde qui visent en moyenne 5 % d’expansion explique de gros écarts : moins de 1 % cette année pour les pays développés contre 4,2 % pour les pays émergents, respectivement 0,5% et 3,8 % pour 2024. Pour ce qui concerne l’inflation, le reflux des trois derniers mois est essentiellement dû à la stabilisation des cours du pétrole et du gaz, mais la dérive sous-jacente reste sensiblement plus élevée que les objectifs des banques centrales : on est à 4,5 % aux Etats-Unis et 5,5 % en Europe.
C’est la dynamique des marchés de l’emploi qui entretien cette inflation dans un contexte de ralentissement économique. La divergence avec les indicateurs avancés d’activité n’est pas exceptionnelle : l’emploi est un indicateur retardé. Cependant la vigueur de l’emploi américain et – un peu moins – européen installe une inflation durable dans une conjoncture de faible croissance. Les constats de plein emploi montrent une adaptation des outils de production avec un indice PMI des directeurs d’achat global qui retrouve son niveau d’il y a six mois de 48,8, inférieur au niveau de stabilité de 50. Le spectre de la stagflation est dans les esprits, en particulier dans celui des comités de politique monétaire des banques centrales. Sans doute la nouvelle étape de numérisation de l’ensemble des agents économiques installe un taux d’emploi élevé et une gestion d’un monde plus inflationniste du côté de l’offre comme de la demande. A ce stade, au-delà d’effets d’annonce comme celui de la coalition allemande cette semaine, on voit mal les budgets publics engager une récession plus forte en réduisant les déficits. De leur côté, les banques centrales ont sans doute au moins un an avant d’opter pour des conditions monétaires plus conciliantes. Le pic des taux directeur est proche aux Etats-Unis et sera sans doute passé d’ici à la fin de l’année en Europe, mais tant que l’abondance de liquidités ne sera pas sérieusement réduite, l’arme des taux pourrait être insuffisante pour réduire l’inflation de nouveau type des économies hyperconnectées. Du coté des Banques Centrales comme des Etats, ce n’est pas le moment de changer de pied tant que les données de ce monde nouveau du point de vue des réactions des agents économiques ne sont pas bien fixées.
Restent ces marchés financiers si résistants. Ils ne semblent pas vraiment respecter les actions de la Réserve Fédérale et poursuivent leur chemin sans prendre en compte la baisse des actifs que doit provoquer une hausse des taux d’intérêt, et pas davantage l’environnement de croissance très molle des pays développés. Pour les obligations, l’anticipation d’une réduction de l’inflation à deux ou trois ans est assez cohérente, mais c’est encore et toujours la situation de liquidités qui explique les rendements longs de courbe inversée. Pour les actions la bonne tenue est paradoxale : en période de hausse des taux d’intérêt, les multiples dévaluations devraient être réduits. C’est le contraire qui est constaté. Les sociétés composant l’indice S&P 500 vont baisser de 7 à 10 % cette année et le recul sera confirmé en Europe et au Japon. Les hausses des indices anticipent sur le retour de progressions (de près de 15%) en 2024 qui n’ont rien d’acquis Les publications semestrielles peuvent donner un sens aux Bourses cet été. La saisonnalité n’est pas favorable, mais le statu quo actuel est finalement basé pour une part sur les incertitudes macroéconomiques. Cela peut durer plus que quelques semaines.