Les drapeaux de la République Indienne pavoisant sur les Champs Elysées et la réception d’Etat donnée à son Premier ministre gratifié pour l’occasion d’une légion d’honneur sont la marque d’une realpolitik française. Les contrats d’armement qui ont concentré une bonne part de la communication gouvernementale illustrent cette « amitié » au périmètre plutôt réduit entre la cinquième et la septième puissance économique mondiale. Des rangs voisins dans le classement – avec tout de même 22 % d’avantage pour le PIB français - mais se plaçant sur des tendances et des pentes bien différentes. La démographie est le facteur le plus discriminant. La stratégie géopolitique est divergente sinon opposée. Les ambitions économiques sont plus différentes encore. Et, d’une certaine façon, l’Inde et la Chine se sont placées dans un cycle asynchrone avec celui des pays riches, les pays de l’OCDE.
C’est officiellement en avril que l’Inde est devenue le pays le plus peuplé du monde.1,43 milliard, très légèrement au-dessus de la Chine selon des extrapolations faute de recensement précis, le symbole est fort. Au moment de l’indépendance en 1947 les hindous étaient 328 millions. Les enjeux de la gestion démographique sont cependant sans proportion avec ceux des chinois. La pyramide des âges et la stabilisation du taux de fécondité fixent un objectif un peu inférieur à 1,6 milliard à la fin du siècle, ce qui serait alors le double de la population chinoise. Au-delà des chiffres de la démographie, les retards pris vis à vis de la Chine se comblent vite. Aujourd’hui, 80 % des enfants sont inscrits à l’école secondaire, pratiquement sans écart entre garçons et filles, alors qu’encore seulement 31 % ont accès à l’enseignement supérieur. La volonté politique de s’appuyer sur les traditions de la culture pour assurer une puissance d’influence se développe par cette pression pour élever le niveau d’éducation. Le Premier ministre Narendra Modi exprime ainsi de façon positive et décomplexée son nationalisme, parlant volontiers du rayonnement de la civilisation au travers des acquis du yoga, de la spiritualité, des sciences médicales, mathématiques ou astronomiques. Le rayonnement culturel – cinéma, danse, musique et même cuisine – se pose en appui à l’ambition de la part du pays de l’infogérance, d’affirmer des prises de positions mondiales dans les domaines en croissance : intelligence artificielle et informatique quantique en tête, mais aussi semi-conducteurs ou espace défense. La population qui parle anglais – avec cet accent « français » qui nous la rend si facile à comprendre - a ainsi des atouts qui vont se révéler maîtres dans les décennies à venir. Reste cependant la question des castes et des minorités religieuses. Si la constitution de 1947 proclame l’égalité et si des règlementations de discrimination positive ont été mises en place, la séparation subsiste, affectant en particulier les castes intouchables et les tribus (16 % et 8 % de la population) et les musulmans (15 %). La stratégie Modi qui joue la tradition et le nationalisme devra déboucher sur une réduction des inégalités qui pèsent sur la croissance. Mais l’objectif semble aujourd’hui secondaire.
La montée en puissance du pays s’exprime évidement dans le domaine géopolitique. Malgré son ancrage dans une civilisation de 30 siècle, l’Inde se pose ouvertement comme le porte-parole des pays dits du Sud Global. Le Premier ministre affirmait aux Echos la semaine dernière « la responsabilité à tenir dans la construction d’un monde qui écoute les aspirations des faibles ». « Tremplin puissant », et « épaule forte » pour les pays du Sud, l’ambition est d’être finalement le pont entre riches de l’OCDE et pauvres du reste du monde (Chine exceptée). Ainsi, le groupe hétéroclite des BRICS (pour Brésil, Russie, Inde Chine et Afrique du Sud) est un moyen de cultiver une posture de porte-parole. La guerre d’Ukraine est une illustration du pragmatisme et de l’indépendance. L’Inde recycle des produits russes sous embargo américain et européen. Le contournement du blocus fait ses affaires, d’autant que les réexportations reviennent vers les pays de l’Union Européenne et du Japon à l’image des produits pétroliers, et même vers les Etats-Unis pour d’autres secteurs. Les relations avec la Russie vont plus loin, puisque cette dernière va importer des armes indiennes comme les missiles de croisière BrahMos, en principe sans utilisation dans les opérations actuelles. Ces projets s’inscrivent dans des partenariats longs et des transferts croisés de technologie comme le seront en partie les commandes passées à Dassault et Naval Group. Cette position ainsi réaffirmée dans le domaine des industries de guerre illustre bien la posture stratégique d’indépendance aussi manifestée vis à vis du conflit d’Ukraine :« notre position est claire, transparente et constante : l'heure n'est pas à la guerre. Nous insistons auprès des deux parties pour que les problèmes se règlent par le dialogue et la diplomatie. » Pour résumer, l’heure est à la paix, mais pas à la pax americana, qui voudrait une défaite de la Russie. Pour le pouvoir hindou le dialogue et la diplomatie entre les deux parties qu’il se dit prêt à soutenir sont les voies et moyens pour régler les problèmes Fort de sa démographie et de son économie, le pays s’en tient à son indépendance et à sa foi au multilatéralisme, se refusant à intégrer un bloc. Peut-être en se montrant cependant plus proche de la Chine que des Etats-Unis et leurs vassaux. Reste à obtenir la reconnaissance institutionnelle ; un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU est une demande qui paraît fondée au regard de la puissance indienne. On a pu constater que les Etats-Unis entendent passer au-dessus de l’ONU en s’appuyant que l’OTAN ou le G7 pour leurs actions géopolitiques. Mais ce G7 qui voudrait regrouper les sept pays les plus riches du monde en excluant le deuxième et le cinquième représente un clan qui ne pourra ignorer le besoin de restaurer la cohérence des instances mondiales de négociation.
Les ambitions économiques sont bien sûr le troisième pilier stratégique. L’Inde est la cinquième économie mondiale, sera la troisième d’ici à la fin de la décennie, et, sans doute, la première dans les 25 ans. Elle a contribué en 2022 à 3,4 % du produit intérieur brut mondial. Elle pèse 20 % de celui de l’Union Européenne, 19 % de la Chine, 13 % des Etats-Unis et est à quelques encâblures du Japon, encore 25 % au-dessus. Justement, le modèle et les industries indiennes tirent les leçons des grandes croissances asiatiques. La Chine a montré qu’elle avait tiré les leçons de la politique mercantile qui a porté le Japon, se plaçant en sous-traitant des Etats-Unis et de l’Europe plus qu’en exportateur de produits finis. L’Inde tire à son tour les leçons de la montée en puissance chinoise. Au-delà des industries et services portés par les révolutions technologiques, elle privilégie l’interne en respectant des équilibres pour éviter les effets de bulle des enrichissements trop rapides qui sont aujourd’hui les freins chinois. Le local et les besoins d’infrastructure sont gérés comme points d’appui à l’exportation (le commerce extérieur représente plus de 50 % du PIB). Le déficit public stabilisé entre 4 % et 4,5 % du PIB avant l’épidémie de Covid et monté à plus de 9 % en 2020/2021 va être ramené au-dessous de 5 % pour l’exercice en cours. La masse monétaire traduit aussi cette gestion de long terme : elle s’établit à 83 % du PIB contre 215 % en Chine et une norme de 138 % dans les pays de l’OCDE. La croissance durable est un peu imposée par les besoins d’éducation et d’infrastructure, mais elle est assumée apparaît en phase avec les contraintes démographiques.
Cette croissance durable permet de viser sereinement 6 % cette année et entre 5,5 % et 6 % l’année prochaine. Comme, malgré une inflexion après un 1er trimestre très fort, la Chine va réaliser respectivement plus de 5,5 % et plus de 4 % pour les mêmes exercices, ce sont les deux pays qui vont porter en majorité la croissance mondiale estimée à 3,4 % cette année et 2,5 % en 2024. Le profil conjoncturel présente ainsi une croissance assez forte en Chine et en Inde avec une inflation bien tenue compte tenu des fondamentaux et une économie stagnante dans les pays développés en expansion de mois de 1 % cette année et de 0,5 % l’année prochaine. Avec une inflation qui restera supérieure aux objectifs de moyen terme. Risque de stagflation face à croissance qui se réforme pour être plus durable, le rééquilibrage n’est pas favorable aux économies développées.