Le rendez-vous annuel des banquiers centraux dans la station de montagne de Jackson Hole (Wyoming) à l’invitation de la Réserve Fédérale de Kansas a été à de nombreuses reprises dans le passé l’occasion de lancer des stratégies monétaires nouvelles.
C’est le calendrier qui, depuis 40 ans explique le succès de cette rencontre de spécialistes mondiaux de la gestion monétaire. Le dernier week end du mois d’août est un point d’attaque pour dresser un diagnostic sérieux du 1er semestre. Les crises économiques, financières, politiques et même sanitaires ont justifié des stratégies qui pouvaient s’inscrire en rupture. Les grands argentiers Paul Volker (dont la passion pour la pêche à la mouche serait la raison du choix de la station) , Alan Greenspan, Ben Bernanke ou Mario Draghi ont marqué les grands moments comme le secrétaire au Trésor Larry Summers ou l’économiste vedette du FMI Raghuram Rajan qui avait su annoncer la crise des subprime.
Cette année, le thème officiel étudiera « les changements structurels dans l'économie mondiale ». Vaste question évidement, mais après les hausses de taux directeurs de la Fed – répliquées bien entendu par la Banque Centrale Européenne – c’est à nouveau un diagnostic crédible et des indications pour les mois et trimestres qui suivent qui sont attendus
La hausse des taux directeurs a été d’une rapidité et d’une ampleur véritablement hors normes. En dix-huit mois la Réserve Fédérale a remonté leur rendement de plus de 500 points de base, de 0,25 % à 5,5 %.
Le diagnostic à poser concerne à la fois les effets sur l’inflation et celui sur le cycle conjoncturel.
L’inflation américaine a suivi une réelle baisse depuis le début des relèvements de taux directeurs et s’est stabilisée autour de 3 %. Le léger rebond de juillet, 3,2 % contre 3 % en juin, ne peut pas être analysé comme un retournement. La composante des loyers est prépondérante dans cette évolution. Cependant, les loyers traduisent et annoncent des hausses de salaires et, plus important, l’inflation sous-jacente (hors énergie et alimentaire) ne marque pas de vrai recul : elle ne fait que s’éroder et atteint 4,7 % après 4,8 %.
Il semble illusoire de trouver rapidement les objectifs de la banque centrale de 2 % d’inflation. Les effets de base de la stabilisation des prix de l’énergie jouent sur la statistique globale, mais les tendances vont rester sous des pressions conjoncturelles et structurelles. D’un coté les tarifs des services, celles du marché du travail et, d’une façon générale la demande. De l’autre les investissements publics dans les infrastructures, la gestion des trajectoires climatiques, l’effort de guerre pour un conflit qui se prolonge.
C’est ainsi une décélération de l’inflation, réelle, mais très lente qui est observée.
Le deuxième diagnostic à poser est celui de la conjoncture. Les scénarios comme écrits en début d’année sont pris à revers. Le recul de l’activité et la baisse de l’inflation qui devaient annoncer la fin des resserrements monétaires ne sont pas au rendez-vous.
Les créations d’emplois américains de juillet (187.000) restent dans des niveaux très élevés, la confiance des consommateurs est au plus haut depuis 2 ans, l’investissement fait mieux que résister. Le produit intérieur brut américain du troisième trimestre est attendu en progression de 6 % ou un peu moins.
Cette performance est en contradiction avec les anticipations. Les conjoncturistes veulent l’expliquer par les nombreuses incertitudes. Les indicateurs avancés ne donnent pas de direction claire. Sans explication théorique de la dynamique de l’économie américaine, un certain nombre de spécialistes semble chercher à confirmer leurs scénarios initiaux de ralentissement de l’économie. Ils peuvent se baser par exemple sur l’indicateur avancé du Conference Board qui persiste à donner une probabilité à une récession.
Pourtant, l‘économie américaine poursuit sa dynamique malgré les hausses de taux d’intérêt et une conjoncture mondiale pénalisée par la faiblesse des économiques chinoises et européennes.
Les « changements dans l’économie mondiale » que doivent étudier les spécialistes à Jackson Hole expliquent pour une grande part ces constats économiques bien éloignés des anticipations. Le monde ultra-connecté a profondément modifié le comportement des agents économiques, entreprises et secteur financier, mais aussi ménages. Les uns et les autres s’adaptent presque instantanément aux variations de prix et de loyer de l’argent, pouvant contrer leurs effets attendus. Sans doute la persistance et même l’augmentation des déficits publics favorise-t-elle ces adaptations. Il semble que des modifications fiscales pourraient avoir un effet plus direct. Mais, sur fond de nouvelles hausses des investissements des Etats, on est loin d’en voir seulement les prémices.
L’ordre du jour de Jackson Hole semble avoir bien écarté le sujet fiscal qui sera peut-être dominant les années prochaines.
Plus prosaïquement, c’est la gestion monétaire classique et en particulier les taux d’intérêt qui sont au menu.
D’abord à court terme et on attend de Jerome Powell, le patron de la Fed l’interprétation de ces évolutions conjoncturelles si peu réactives à la stratégie de taux d’exception qu’il a mené, suivi par ses affidés des banques centrales de l’OCDE. On attend de lui qu’il dessine la fin de l’année, avec l’éventualité d’encore un petite hausse de taux. Mais c’est surtout la politique 2024 qui est attendue: le niveau d’inflation qui permettrait un repli de taux devra être cadré, sinon défini.
C’est la stricte interprétation de l’économie mois après mois qui a été observée des deniers moins à la Fed comme à la BCE. Cette souplesse de gestion monétaire réactive, dépendante presque exclusivement des données va sans doute permettre aux banquiers centraux de renvoyer à plus tard les déclarations d’intentions. En tout cas, une annonce par M. Powell d’un changement significatif apparaît peu probable. La Banque Centrale Européenne est sans doute plus fragile dans le statu quo, pas en raison d’une inflation maîtrisée, mais de risques de récession plus tangibles. Mais elle aura bien du mal à se libérer de l’emprise américaine: des baisses de taux directeurs en euro sans qu’elles répliquent des mouvements en dollar seraient bien difficiles à prendre
La question des taux d’intérêt va peut-être en revanche recevoir des éclaircissements de long terme. La situation assez exceptionnelle depuis plus de 10 ans de taux directeurs réels redevenus positifs (aux Etats-Unis) ou pas si loin de l’être (en euro) permet d’ouvrir à nouveau le débat du taux d’intérêt neutre.
Le fameux R-star est le taux d’intérêt réel (compte tenu de l’inflation) qui équilibrerait durablement les fondamentaux de l’économie: croissance potentielle et inflation stables. Ce coût de l’argent ne serait ni expansionniste, ni restrictif. Fixer les taux directeurs et orienter les taux longs au-dessus ou en dessous de ce R-* serait, avec la gestion des bilans des banques centrales, le vrai choix de politique monétaire.
Les liens entre la croissance, l’emploi, l’inflation et les taux d’intérêt ont été bouleversés, d’abord par l’amplification de la révolution numérique, mais aussi par les politiques budgétaires de « quoi qu’il en coûte », les taux négatifs et même l’épidémie de la Covid 19 à une gestion mondialisée. Donner une réponse théorique à la question du taux neutre ce week-end à Jackson Hole, ou dans les mois qui viennent, va avoir des conséquences pratiques. On peut attendre des banques centrales, mais aussi et surtout des investisseurs une prise en compte d’un nouveau paradigme de la gestion de taux.
La tension sur les taux obligataires cette année est une réaction à cette incertitude théorique. Une approche de la définition R-étoile débouchera sur une conjoncture de taux peut-être bien éloignée des rendements nuls ou même négatifs des dernières années. Donc sur un nouveau rééquilibrage des portefeuilles entre obligations et actions